Les faits - Agrégé de sciences économiques, Emmanuel Combe est professeur à l’Université de Paris 1, professeur affilié à ESCP Europe. Il est vice-président de l’Autorité de la concurrence. L’auteur, qui s’exprime ici à titre personnel, a participé
à la première Conférence de l’Opinion consacrée
à « la révolution des business models ».
Foisonnement : voilà l’impression qui a dominé lors de la première conférence de l’Opinion organisée le 9 avril sur « la révolution des business models ». Foisonnement d’idées, de niches explorées, d’obstacles surmontés. Les nouveaux business models, c’est d’abord une histoire microéconomique d’entrepreneurs, de prise de risques, de foi en l’avenir et d’imagination ; c’est aussi un enjeu macroéconomique pour les pouvoirs publics.
Les études empiriques montrent que l’entrée de nouveaux acteurs vient dynamiser la
productivité, facteur clé de la croissance : d’un côté, la menace d’entrée incite les firmes installées à être plus efficaces, par crainte de perdre des parts de marché ; de l’autre, les entreprises qui entrent avec succès et remplacent progressivement celles en déclin affichent une productivité plus élevée. Tel un organisme vivant, la croissance n’est plus un long fleuve tranquille mais s’apparente plutôt à un processus turbulent et permanent de renouvellement, avec des réallocations d’activités et d’emplois entre entreprises installées, mais aussi en direction des nouveaux entrants. Bref, dans cet univers de destruction créatrice, la dynamique démographique des entreprises est devenue un indicateur de vitalité économique. Il suffit d’ailleurs d’observer à quel point ce sujet inquiète aux Etats-Unis certains économistes, qui constatent un ralentissement du taux d’entrée de nouvelles entreprises depuis 10 ans et y voient une menace à venir pour la croissance outre-Atlantique.
Mais il ne suffit pas que de nouvelles entreprises entrent sur le marché ; encore faut-il qu’elles puissent croître rapidement pour exprimer tout leur potentiel de productivité et de création d’emplois : les jeunes pousses d’aujourd’hui doivent pouvoir devenir les nouveaux champions de demain. Force est de constater qu’en la matière, l’Europe, et tout particulièrement la France, est à la traîne : dans le domaine du numérique par exemple, où sont nos Twitter ou AirBnB européens ? Une analyse de la pyramide des âges des entreprises leaders vient confirmer ce constat : elle comprend en Europe assez peu de champions nés après 1980, comparativement au cas américain.
On peut noter que la France occupe une position assez singulière au sein de l’OCDE : si la création d’entreprises y est très soutenue, la croissance rapide et forte des start-up reste souvent l’exception. Selon l’étude de Bartelsman et alii, les start-up qui ont survécu ont vu leur taille multipliée en moyenne par 60 aux États-Unis au bout de sept ans, par 40 au Royaume-Uni, par 30 en Italie… tandis qu’elle progressait peu en France.
Pour que les nouvelles idées puissent prospérer, que les risques pris portent tous leurs fruits, au bénéfice de la croissance et de l’emploi, l’intervention de l’Etat en matière de politique industrielle doit être repensée.
En premier lieu, nous devons passer de politiques sectorielles à des politiques transversales, qui s’adressent à toutes les entreprises. L’enjeu n’est plus de sélectionner a priori quelques activités ou entreprises jugés « prioritaires » pour en faire les leaders de demain : cette politique, pertinente dans un contexte de rattrapage technologique où l’on imite l’existant, n’est plus adaptée au jaillissement permanent et imprévisible de l’innovation, surtout lorsqu’elle est disruptive. Les nouveaux business models arrivent souvent sans prévenir et par la petite porte, sans qu’on les voie : ils se cantonnent au départ à un marché de niche, opèrent une révolution silencieuse dans les comportements de consommation et de production… avant de faire basculer d’un coup le marché sur un nouveau paradigme. Il est donc illusoire de penser que les pouvoirs publics puissent prédire ex ante quelles seront les pépites et nouveaux modèles qui triompheront demain, sans courir le risque de se tromper. Les nouveaux champions ne se décrètent pas à l’avance : Amazon ou Tesla ne sont pas le fruit d’une politique industrielle ciblée, décidée par quelques fonctionnaires américains géniaux dans le secret de leur bureau, fût-il ovale ; ils se sont construits par eux-mêmes, sur la base d’un terreau favorable. Il est donc plus efficace de mener des politiques industrielles horizontales et génériques : système éducatif tourné vers la prise d’initiative et de risques, investissement dans la formation et l’enseignement supérieur, fiscalité stable et attractive pour la création d’entreprises, etc. Ajoutons à cela qu’une politique industrielle ciblée n’échappe pas au risque de favoriser dans ses choix les entreprises disposant d’une forte visibilité médiatique, mieux à même de profiter des effets d’aubaine et des réseaux d’influence. A contrario, les entreprises naissantes disposent d’un accès restreint à la décision publique et risquent d’être délaissées.
En second lieu, nous devons considérer l’innovation dans son acception la plus large : elle n’est plus l’apanage de quelques secteurs de « haute technologie » mais peut émerger dans toutes les activités. L’innovation n’est plus réductible à la recherche-développement et prend des formes diverses, à l’image des innovations d’usage. Nous pouvons ainsi constater que les nouveaux business models, même lorsqu’ils intègrent une composante technologique très forte, partent souvent du terrain, naissent de l’observation d’une demande insatisfaite : ils se mettent à un endroit inexploré de la chaîne de valeur et creusent un nouveau sillon ; ils viennent s’adresser à des clients qui ne consomment pas ou plus parce que le produit/service est devenu trop cher ou trop complexe par rapport à leurs besoins ou leur disposition à payer.
Plus encore, l’innovation revêt souvent dans les nouveaux business models un caractère systémique : ils offrent un nouveau produit ou service, mais aussi une autre manière de produire et de consommer, en rupture avec les usages dominants. L’exemple du low cost aérien est à cet égard symptomatique : il s’agit bien d’une innovation commerciale et organisationnelle, qui ne relève pourtant pas de la sphère de la technologie proprement dite mais qui a révolutionné tout le transport aérien sur le segment des court et moyen courriers. Dans le numérique, nombre de business models innovants viennent élargir la taille du marché, ouvrant ainsi l’accès à une offre plus diversifiée.
En dernier lieu, nous devons repenser l’articulation entre politique de concurrence et politique industrielle, deux politiques que l’on oppose souvent à tort. Il est de coutume d’assimiler la politique de concurrence à une approche consumériste, axée sur les prix bas et le pouvoir d’achat, tandis que la politique industrielle serait d’abord tournée vers la production et le long terme. En réalité, la politique de concurrence constitue une forme moderne de politique industrielle : elle permet l’éclosion de nouveaux business models, par exemple en luttant contre les abus de position dominante dont l’objet premier est de marginaliser, voire d’exclure du marché un nouveau concurrent plus agile ou plus innovant. De même, lorsque les nouveaux business models sont eux-mêmes devenus dominants sur leur propre marché et s’engagent dans des pratiques concurrentielles problématiques, la politique de concurrence peut venir lancer une nouvelle dynamique en faveur de nouveaux entrants. N’oublions jamais que, dans un monde de destruction créatrice et d’innovation disruptive, les outsiders d’hier deviennent rapidement les insiders de demain, alors que la
concurrence, elle, doit rester toujours un éternel recommencement.
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