Une autre grosse différence avec l’Allemagne est la qualité du travail. On se glorifie en France d’avoir, soi-disant, une productivité supérieure à beaucoup d’autres pays. On travaillerait en somme plus vite. Je doute de ces chiffres. J’en doute encore plus quand je vois à Paris des travaux place de la Concorde qui ont duré un an (estimation de mémoire). Voilà des milliers de personnes bloquées chaque jour inutilement derrière leur volant par des barrières derrière lesquelles ne travaillent que quelques ouvriers par intermittence, avec
de longues plages sans personne. Par mauvaise coordination des intervenants ? Ou par étirement volontairement démoniaque de la mairie de Paris qui, comme chacun a pu le constater, prend un malin plaisir à brimer les automobilistes pour les décourager? Ne cherchez pas pourquoi Paris est restée une ville parmi les plus polluées au monde malgré ces tracas imposés depuis une décennie aux conducteurs : la mairie crée des embouteillages et les embouteillages polluent à qui mieux mieux.
Il n’y a pas que place de la Concorde en vérité. L’infinie durée des travaux s’observe dans n’importe quelle rue de Paris quand passe l’EDF, puis la voirie, puis le gaz, puis la fibre, puis Dieu sait qui. On démolit, on redémolit, on creuse, on recreuse, on laisse en plan des semaines et on recommence. Tournez, travaux sans ouvriers, polluez voitures, énervez-moi bien ces automobilistes. Le record à ce jeu, je crois, est détenu par le boulevard Saint-Germain, axe fondamental du trafic ouest-est, défoncé à plaisir quatre ou cinq fois par an.
On avait vu en photo François Hollande, l’été 2011, lire le livre de Guillaume Poitrinal (« Plus vite ! La France malade de son temps », Editions Grasset) qui raconte combien toute activité, en France, prend trop de temps. Le président élu a fait de l’auteur l’un des acteurs de son « choc de simplification ». Eh bien, qu’il impose à la ville de Paris cette simplification, on roulerait mieux. La productivité des Parisiens serait plus à la hauteur des pseudo-statistiques.
Mais à propos de la qualité du travail, il y a sans doute plus grave. Je veux parler de deux choses : de la qualité professionnelle et de la perte de l’engagement à faire bien son travail. Chacun l’observe dans sa vie personnelle ou au travail. Le soin du beau boulot a disparu.
Paris en donne encore l’exemple, place Vendôme cette fois : voilà deux ans, son pavement a été refait. Il l’a été si mal qu’aujourd’hui, il n’est que trous et bosses. Poser des pavés dans une rue parisienne ou une autre n’est pas simple. Il faut du savoir-faire pour se doter d’un bon sable, le répartir judicieusement, assez mais pas trop, choisir un à un les pavés pour les placer accolés les uns à côté des autres avec assez d’espace mais pas trop, le tout dans un joli éventail, jouxter ces éventails, joindre les trottoirs, etc. C’est un vrai métier, un beau métier. Y a-t-il encore en France des ouvriers bien formés pour le faire ? Y a-t-il encore en France des personnes qui aiment bien faire ce travail ? La place Vendôme, pourtant prestigieuse, pourtant toute de luxe entourée, prouve que la réponse est non. On ne sait plus paver bellement et durablement une rue à Paris. La ville n’y prend pas garde, les entreprises responsables sont irresponsables, tout le monde s’en fout. On devra recommencer dans deux ans mais les responsables auront changé… Tournez, travaux mal faits…
Il n’y a pas que les pavés dans cette mare du mauvais travail français. Il y a un peu tout le monde. Les artisans, les garagistes, les ouvriers des bâtiments, les techniciens, les cadres qui les gèrent et ceux qui les dirigent. Chacun est oppressé par les tâches, on est en sous-effectif, on doit paradoxalement « faire vite », on doit bâcler. Ajoutez à cela que les techniques sont devenues complexes et mouvantes et que la formation professionnelle est inepte. Elle n’est plus qu’un fromage gigantesque, 35 milliards d’euros, que se partagent des bénéficiaires qu’aucun pouvoir n’ose affronter. Résultat : des plombiers qui ne savent pas souder, des vendeurs qui ne connaissent pas les produits qu’ils vendent, des techniciens des télécoms qui vous emmêlent les fils. Ne parlons pas bien sûr des informaticiens qui ne savent jamais réparer définitivement votre bug.
Il est des exceptions notables et admirables. Il est même des métiers qui s’améliorent : les cuisiniers, les fleuristes, sans doute d’autres. L'économiste Patrick Artus de Natixis a raison : la mauvaise qualité de la main d’œuvre en France est l’un des facteurs les plus importants expliquant la faiblesse de notre croissance. Mauvaise formation initiale en « compréhension des textes » et en calcul, selon les tests de l’OCDE, l’expliquent au départ. Puis s’ajoutent l’inexistence de l’apprentissage et l’inanité de la formation professionnelle.
François Hollande a déclaré vendredi 3 avril vouloir créer « un compte personnel d’activité » pour favoriser les changements d’emploi de chaque salarié. Soit pour en retrouver un, soit pour changer de métier. Mais il ne créera que du vent s’il ne s’attaque pas de front au scandale de l’éducation et de la formation.
Les entreprises sont aussi responsables. D’abord elles sont aveugles. Dites à un PDG de grand groupe que ses troupes sont peu motivées, que le découragement est massif à partir de N+3, voire que beaucoup pratiquent le tire au flan, il vous regarde comme un martien. Il ignore de quoi vous parlez puisque son DRH qui ne surveille en réalité que les « cadres à haut potentiel », le bombarde de sondages et d’études internes payées à de gras organismes qui prouvent que tout va bien. Le moral de la troupe est au beau fixe, patron ! La vérité est toute autre. Le soin au travail est devenu rare, la règle est d’obéir, de cocher les cases du tableau Excel qu’on doit remplir, les plus malins songent à se faire repérer par deux petites initiatives annuelles, la majorité pense aux RTT. Le boite vous récompense mal, on n’y est que mercenaire. L’esprit maison est depuis belle lurette envolé.
A la défaillance publique à bien organiser l’Etat, répond le mis-management privé à savoir profiter de toutes les intelligences. L’embouteillage énervant de la Concorde n’est que à la fois le motif et l’illustration d’un découragement général à bien œuvrer, avec soin, avec l'amour du travail bien fait. Il y aurait besoin d’une réorganisation générale pour redonner à chacun et la liberté et la responsabilité dans son travail, la formation et la gratification. Réapprendre à tous que faire un beau travail rend fier de soi, il n’est de meilleure joie.