dimanche 9 février 2014

Menaces sur la démocratie : les pistes pour (enfin) prendre en compte les sources de défiance des Français

Une étude du Cevipof publiée par Le Monde met en avant les facteurs qui fragilisent, selon le Français, la démocratie. Entre l'impuissance économique des gouvernements, la déconnexion des élites par rapport au réel et la perte de souveraineté, le constat est cinglant pour les dirigeants.

Crise de foi

Publié le 9 février 2014
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Une étude du Cevipof publiée par Le Monde met en avant les facteurs qui fragilisent, selon le Français, la démocratie
Une étude du Cevipof publiée par Le Monde met en avant les facteurs qui fragilisent, selon le Français, la démocratie Crédit Reuters

Atlantico : Selon une étude du CEVIPOF, relayée par Le Monde (ici), les facteurs qui selon les Français fragilisent la démocratie en France sont "l'impuissance des gouvernements à apporter des solutions à la crise économique" (50 %) et "la déconnexion des élites par rapport aux problèmes quotidiens des Français" (47%). 41% d'entre eux considèrent également que l'appartenance de la France à l'Union européenne "tend plutôt à affaiblir la démocratie en France". Comment interpréter ce diagnostic ? Sur quels éléments concrets est-il permis de l'appuyer ?  

Éric Verhaeghe : Peut-être que ce diagnostic s'inspire d'une simple observation de la
réalité. La crise date de 1975. On pourrait s'amuser à faire une anthologie des Premiers ministres qui ont affirmé qu'ils allaient la combattre. Bientôt, la moitié des Français sera née avec cette crise, et aura entendu chaque matin en ouvrant la radio ou la télévision que le gouvernement combattait la crise. Tout ça pour quel résultat ? Pour une aggravation constante pour des raisons qu'il faudra un jour tirer au clair. Mais... quand Jacques Delors décide de promouvoir l'acte unique européen en 1986, il donne le coup d'envoi à une construction communautaire dont le centre de gravité se situe en Allemagne.
Depuis 1986, la France court après les transpositions de directives qui sont pour la plupart conçues au bénéfice de l'Allemagne. On entend aujourd'hui des gens très sérieux faire semblant de ne pas voir que le triomphe de l'Allemagne est d'abord dû au traité de Maastricht, qui a stérilisé la concurrence industrielle en Europe. Bref, une fois de plus, les Français, qui forment un très grand peuple, ont la lucidité de voir ce à quoi leurs élites tournent ostensiblement le dos.
Gil Mihaely : Si la démocratie française ne fonctionne pas bien c’est tout d’abord à cause de la culture politique française. Depuis 1958, la logique sur laquelle nos institutions sont fondées est la suivante : sacrifions la représentativité pour renforcer la gouvernabilité. Le résultat : nous avons des présidents constitutionnellement puissants, jouissant très souvent d’une majorité quasi automatique dans les deux chambres. Or, malgré cette situation, les gouvernements n’arrivent pas à appliquer les politiques qui les ont fait élire… ni Chirac en 2005, si Sarkozy en 2007-2008, et encore moins Hollande en 2012-2013 ne sont arrivés à mettre en œuvre leurs programmes. Pourquoi ? à cause des blocages plus ou moins opaques.
Si dans une démocratie parlementaire le chef de l’État met de l’eau dans son vin pour trouver un compromis avec les parties qui forment sa coalition et donc face à des élus légitimes, en France aujourd’hui les compromis sont arrachés par des manifs (donc par 50.000 personnes selon la préfecture, 5 millions selon les organisateurs…) et organisations syndicales peu représentatives. Ainsi, trop de Français ne sont pas représentés tandis que d’autres sont sur-représentés… Il faudrait retrouver un nouvel équilibre où le poids des élus et la représentativité des chambres sont plus importants.  
Denis Payre : Je ne suis pas surpris par ces données. Quand vous avez un président de la République qui vous dit qu'il va inverser la courbe du chômage mais qui n'y arrive pas, quand cela fait 30 ans que l'on connait un chômage de masse et que les politiques prétendent s'en occuper, on comprend que les Français réagissent comme cela. Notre classe politique est dominée par deux types de profils. Il y a les politiques de carrière qui sont dans des logiques de réélection et non plus de service de l'intérêt général. Ils prennent donc le moins de risque possible, évitent les vrais sujets et ne disent pas la vérité qui est que, si le pays ne fonctionne pas, c'est parce qu'il a un État omniprésent et qui ne cesse de grossir.
L’autre profil dominant en politique, ce sont des fonctionnaires, de qualité mais trop nombreux. Sont au pouvoir des gens qui ne connaissent que l'État jacobin centralisateur alors qu'il faudrait un État décentralisé, agile, digital, qui pousse les gens à donner le meilleur d'eux-mêmes. Ils ne connaissent pas l'économie, ce qui est encore plus grave, et ils sont comme une poule devant un couteau face aux problématiques de l'emploi. Ils inventent des solutions technocratiques comme les emplois d'avenir.
Michel Guénaire : Ce diagnostic est intéressant. Pour la première fois, on voit la démocratie liée à un besoin d'efficacité du pouvoir. Elle ne le serait donc pas seulement à un besoin d'écoute du pouvoir. L'impuissance des gouvernants coûte autant à la démocratie que leur déconnexion par rapport aux réalités du pays. La question plus intéressante alors est de savoir si les deux besoins sont attachés l'un à l'autre. En d'autres termes, est-ce qu'un pouvoir qui n'écoute pas est aussi un pouvoir qui n'est pas efficace ? Pour ma part, je l'ai toujours cru. D'abord, seul un pouvoir qui représente justement une société peut résoudre ses difficultés. Ensuite, l'efficacité du pouvoir est un critère attendu de la démocratie. Quant à l'appartenance de la France à l'Europe, elle cumule sûrement les deux défauts : ni efficacité du pouvoir, ni écoute du pouvoir.

Quelles sont les manifestations les plus flagrantes de l'impuissance des gouvernements successifs en matière économique ? En quoi l'attitude du personnel politique à cet égard est-elle dangereuse ?

Éric Verhaeghe : La tarte à la crème sur ce sujet est la lutte contre le chômage. Depuis près de 40 ans, tous les 6 mois, les gouvernements en place annoncent un plan de lutte contre le chômage. Il suffit d'ouvrir les yeux pour mesurer le désastre. Mais d'autres tartes à la crème émergent.
Progressivement, la réduction du déficit sous les 3% prévue par Maastricht devient aussi une vieille lune. Dans la foulée, le "trou" de la sécurité sociale s'est, lui, imposé comme le Graal des ministres sociaux qui se succèdent. Tout cela nourrit le sentiment que la parole politique n'a pas de sens, et qu'au fond la démocratie est un leurre : les gouvernants aboient, la société passe.   
Gil Mihaely Les réformes de notre système de retraite, de l’administration, de la fiscalité et du marché du travail sont autant des boulets qui pèsent depuis plus de vingt ans sur l’économie. Or, malgré les pouvoirs extraordinaires que leur confère la Cinquième République (il suffit de comparer avec les États-Unis où la cohabitation est presque la règle pour ne pas parler des autres démocraties européennes) la France n’avance que très timidement. 
Michel Guénaire : Le chômage est le fléau de notre société. Les gouvernements qui se sont succédés depuis trente ans n'ont pas réussi à le combattre. Les gens perçoivent qu'ils ont essayé de multiples recettes, qui ont toutes tourné autour de la technique des emplois aidés. L'attitude des hommes politiques porte une part de responsabilité. Ces mesures furent plus des expédients que de véritables réponses. Elles ont révélé de la part des responsables politiques une façon très technocratique ou administrative de gérer le problème. L'économie qui crée de la richesse et de l'emploi est celle que l'on accueille positivement dans un pays, non le système administratif et coûteux d'emplois subventionnés. Bien sûr, il y a par ailleurs le contexte économique qui est très pesant pour les nations occidentales n'ayant pas fait depuis trente ans de véritable effort de renouvellement de leur appareil de production et de leur stratégie à l'exportation. 

Quelles sont les causes de cette impuissance économique imputée au politique ? La "consanguinité" des élites françaises constitue-t-elle un facteur explicatif ?

Éric Verhaeghe : Je ne mélangerais pas de façon aussi arithmétique les deux sujets. Notre premier problème est que nous avons fondé notre prospérité au sortir de 1945 sur une industrie lourde, polluante et consommatrice de main-d’œuvre. Avec le progrès technologique et le réchauffement climatique, ce modèle-là est mort. Nous n'avons plus besoin d'ouvriers à la chaîne, peu formés et dociles, mais d'ingénieurs et de créateurs originaux et impertinents. Le premier sujet de la crise est celui-là. La responsabilité de nos élites dans ce paysage est de refuser de le comprendre (comme la noblesse de 1788 refusait de comprendre la révolution industrielle en cours), et de s'accrocher au pouvoir et aux vieux schémas comme une moule à son rocher.
Dans les élites, je mets autant le ministre de l'Education qui continue à penser que le problème de l'école se réglera à coups de créations de postes, que l'aile gauche du PS qui veut maintenir un mur de séparation entre l'école et l'entreprise, que les syndicats qui bloquent tout passage dans le monde nouveau ou, en tout cas, le freinent au maximum.

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