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« L’homme est un animal social ». Cette fameuse citation qui figure dans « La Politique » d’Aristote est utilisée par les conservateurs, de droite comme de gauche, pour dénoncer le réductionnisme éthique des fondements individualistes du libéralisme, et y opposer une approche « holiste » de l’organisation sociale. Contre ces conservatismes à caractère « communautaire », deux philosophes (Rasmussen et Den Uyl) montrent qu’une approche aristotélicienne plus riche de l’éthique n’implique pas pour autant de devoir répudier le message politique du libéralisme sur le caractère inviolable des droits individuels. La pensée libérale souffre d’être souvent assimilée à une réflexion
exclusivement économique, pour ne pas dire « économiciste ». De fait, le renouveau libéral des années 1970-1980 a été prioritairement déclenché par les travaux d’économistes qui avaient élargi le champ d’application de leurs outils méthodologiques à l’analyse critique de l’État. Cette première étape est cependant depuis longtemps révolue.
Suite aux travaux pionniers de John Rawls, de Robert Nozick, et d’autres universitaires, le libéralisme est redevenu un sujet actif de réflexion, d’approfondissement philosophique et éthique. Cela se traduit par une véritable prolifération d’écrits renouant avec la traduction du « Droit Naturel » ; c’est à dire une défense intransigeante de la liberté individuelle – et donc aussi de ses conditions de réalisation : une économie fondée sur la propriété et le libre marché, un État aux pouvoirs limités – fondée non plus sur des arguments « utilitaristes » de nature essentiellement « conséquentialiste » , mais sur un impératif d’ordre éthique déduit d’une analyse rationnelle de ce que sont (ou devraient être) les sources de la morale sociale.
A la différence des économistes, les noms de ces philosophes « libertariens » n’ont pas encore traversé l’Atlantique. Néanmoins, là aussi, plusieurs écoles sont à distinguer. Bien que convergeant toutes vers la même conclusion : la reconnaissance du droit fondamental et inaliénable de l’individu à s’opposer à toute « agression » visant sa personne ou ses biens, elles divergent sur la manière dont elles établissent l’existence de ce droit et son caractère moralement impératif.
La première se situe dans le droit fil de la pensée kantienne. La protection de chaque être humain contre toute interférence extérieure non volontairement acceptée se déduit d’une analyse logique des implications philosophiques qu’entraîne nécessairement la structure interne du concept d’action. Associée notamment aux travaux de Robert Nozick, cette approche « déontologique » est une réplique aux justifications sociales-démocrates de la théorie des droits qui ont fleuri aux États-Unis depuis vingt ans (John Rawls, Ronald Dworking, Allan Gewirth).
La seconde est plus strictement « individualiste ». Fille du matérialisme hobbesien, elle considère que seuls des principes déduits de la prise en compte des désirs « subjectifs » et des motivations individuelles des gens peuvent servir de fondement à l’élaboration d’une théorie sociale des droits entraînant un sentiment réel d’obligation morale (David Friedman).
La troisième enfin s’inscrit dans le renouveau d’intérêt de la philosophie libérale américaine pour une recherche éthique fondée sur le retour à une approche de type aristotélicienne – c’est à dire à l’idée que le « bien » et le « mal », l’éthique, la morale, ne sont pas des points de repère arbitraires culturellement déterminés, mais des concepts qui, dans l’univers humain, ont une existence « objective », déterminée par les conditions mêmes de la nature de l’homme.
Pour ces libéraux aristotéliciens (Douglas Rasmussen, Douglas Den Uyl, Roderick Long, Fred Miller, Eric Mack et Tibor Machan), il n’y a pas, bien au contraire, incompatibilité entre la façon dont Aristote fonde la politique (l’homme est un « animal social »), et la conception libérale du politique. Cette démonstration est essentielle car elle permet de répliquer aux « conservateurs » (de droite comme de gauche) qui reprochent au libéralisme classique d’être fondé sur une vision trop exclusivement atomisée, « individualiste », et économique de l’homme qui ne tient pas suffisamment compte de sa dimension politique, sociale et communautaire. Les deux auteurs démontrent que l’on peut à juste titre introduire dans la démarche libérale une dimension « morale » plus riche que celle qui figure dans le libéralisme classique, sans pour autant se condamner à devoir renoncer aux grandes conclusions politiques du libéralisme.
A ce titre, leur défense de l’éthique des droits est certainement l’une des contributions les plus novatrices que la pensée néo-libérale contemporaine ait récemment apportée au débat sur la « justice ». Enfin, leur distinction entre les dimensions normatives et « métanormatives » de l’éthique est sans aucun doute un apport essentiel pour mieux comprendre la place logique que la notion morale de « droits » occupe dans la construction juridico-politique du libéralisme classique. Ce débat hautement théorique est en fait d’une grande importance politique dans la mesure où il concerne ce qui, traditionnellement, fait la différence entre les libéraux plutôt « conservateurs » et les « libéraux classiques » plus radicaux dans leur attitude à l’égard de l’État.
Les « conservateurs » focalisent leur attention sur les liens qui unissent l’individu à la « communauté » dont il est issu. Ils reprochent au libéralisme « classique » d’être fondé sur une vision trop exclusivement individualiste et économique de l’homme qui ne tiendrait pas suffisamment compte de sa dimension politique, sociale et communautaire. Toute personne, expliquent-ils, est liée à une « communauté » à laquelle elle doit sa culture et qui lui donne son identité. Cette « communauté, par ses coutumes, ses traditions, son histoire est une sorte « d’entité vivante », de « corps organique » que l’on ne peut pas réduire à la simple juxtaposition d’êtres individuels. Il en résulte une conception du libéralisme de nature prioritairement « politique » où la liberté, en tant que notion individuelle, est subordonnée à son rattachement à des valeurs supérieures de nature « holiste » exprimées dans des concepts tels que ceux de Nation, de République, d’Indépendance, de Souveraineté…
Au contraire, pour les libéraux, il est souhaitable que l’État intervienne le moins possible dans les affaires des gens, parce que l’expérience comme la théorie montrent que c’est ce qui est le plus favorable à la production de la plus grande richesse possible. La liberté est considérée moins comme une fin en soi que l’on recherche pour elle-même à l’exclusion de toute autre, que comme la condition qui permet de « maximer » le bien-être du plus grand nombre.
Source : Institut Euro 92
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