La gêne fait partie du quotidien de la vie en société. Dans une société saine, sûre d’elle-même, elle se résout par le dialogue, fût-il musclé.
Thomas Mann dégustant son cigare Maria Mancini sur la plage du Lido, Proust crapotant ses cigarettes Espic dans le vent de Cabourg, Françoise Sagan tâchant vainement d’allumer une Kool après une nuit de fête à Saint-Tropez, ou Michel Houellebecq promenant sa clope sur une plage nudiste risqueraient aujourd’hui
un procès-verbal. De plus en plus de municipalités interdisent de fumer sur les plages de la Méditerranée, sur le modèle californien. La France, prête à oublier son anti-américanisme pour la gourmandise d’une petite réglementation supplémentaire, est à la pointe de ce mouvement : Saint-Malo est devenu cet été la sixième ville à proscrire la cigarette sur ses côtes, et la ministre de la Santé s’est récemment prononcée en faveur d’une interdiction générale.
Difficile d’arguer du fameux tabagisme passif dans un espace aussi ouvert qu’une plage. Nos hygiénistes habituels de la Ligue contre le cancer assument d’ailleurs le fait qu’il s’agit d’une première victoire avant la prohibition générale dans les lieux publics : si l’on veut se suicider à la nicotine, on sera prié de le faire chez soi, en cachette. Au moins, cette position est cohérente. Elle conduit naturellement à l’interdiction des glaces, qui représentent un dangereux apport de glucoses, facteur de diabète, et l’obligation de parasol pour éviter les UV.
Les édiles locaux, eux, se contentent d’invoquer la « gêne » occasionnée par la cigarette. Et c’est là l’argument le plus dangereux, le plus mollement liberticide. Ma liberté est de faire ce qui ne nuit pas à autrui, et non ce qui ne gêne pas autrui. La nuisance relève de la loi, la gêne de la morale. En mêlant les deux, les autorités ouvrent un champ répressif potentiellement infini : qui décidera si, sur les plages, il ne faut pas également interdire les enfants qui nous cassent les oreilles, les crèmes solaires qui heurtent nos narines, les corps celluliteux qui nous blessent la vue ?
La gêne fait partie du quotidien de la vie en société. Dans une société saine, sûre d’elle-même, elle se résout par le dialogue, fût-il musclé. Entre ces deux questions, « Ça vous dérangerait d’éteindre votre cigarette ? » et « Vous savez que c’est interdit de fumer ici ? », il y a toute une civilisation de différence. Il faut que nous soyons bien malades pour demander aux policiers de veiller à notre confort.
Qui ose parler de tolérance, quand on cherche à construire un citoyen sans couleur ni odeur, un fantôme de citoyen, demandant la permission avant de manger, de parler et de vivre ? Un homme unidimensionnel, comme le redoutait Marcuse, écrasé sous le soleil de l’Etat.
Il ne restera aux nostalgiques des libertés individuelles qu’à aller en pèlerinage devant la statue de Jacques Tati, fumant sa pipe pour l’éternité sur la plage de Saint-Marc-sur-Mer. A moins que Monsieur Hulot ne se fasse déboulonner pour mauvais exemple.
Gaspard Koenig est président
du think tank GénérationLibre
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire