vendredi 31 mai 2013

La question à 15 000 euros (d’amende) : que se passerait-il si les Français exerçaient massivement leur droit à quitter la sécu ?

Quitter la Sécu ? Bien que complexe, l'idée semble possible. Toujours est-il qu'inciter à cela est puni par la loi d'une lourde amende. Ainsi se révèle la crainte de l'Etat de voir les Français quitter un système que beaucoup trouvent inéquitable.

La Sécurité sociale a structurellement besoin de bons gros contributeurs pour compenser la faiblesse des apports des trente ou quarante pour cent les moins argentés de la population. Crédit DR

Atlantico : Question juridique complexe dans lesquelles s’opposent Paris et Bruxelles, jurisprudence de l’arrêt Poucet et Pistre et application des directives européennes, la sortie et la mise en concurrence de la Sécurité sociale avec des organismes privés prend en France de plus en plus d’ampleur. Si certains Français sont déjà parvenus à sortir du quasi-monopole de la Sécurité sociale, ce phénomène reste minoritaire. Qui sont aujourd’hui les Français qui auraient le plus intérêt à quitter ce système et pourquoi ?

Jacques Bichot : L’expression « sortir de la sécurité sociale » comporte une ambiguïté. En effet, « la sécu », dans le langage courant, c’est seulement l’Assurance maladie. En revanche, le Code de la sécurité sociale concerne toutes les « branches » de cette institution, à commencer par l’assurance vieillesse (au sens large : toutes les retraites par répartition, y compris les régimes complémentaires), mais aussi la branche famille et les assurances maternité, invalidité, décès, accidents du travail et maladies professionnelles. Claude Reichman et d’autres personnes qui cherchent à briser le « monopole » quittent-ils (ou songent-ils à quitter) seulement l’assurance maladie – leurs déclarations concernent surtout cette branche, ou la sécurité sociale dans son ensemble ?
Cette question est fondamentale, car la sécurité sociale forme un ensemble dont les parties sont enchevêtrées, parfois à tort, mais aussi parfois à juste titre. Par exemple, une partie substantielle des cotisations maladie et de la CSG destinée à l’assurance maladie sont en fait, économiquement, des cotisations vieillesse, car elles paient la couverture maladie des retraités, dont les contributions (surtout de la CSG) ne couvrent qu’une partie minoritaire de leurs dépenses de soins. De même, une partie des cotisations maladie et de la CSG ont économiquement la nature de versements à la branche famille, car ces contributions paient la couverture santé des enfants. Un père de famille nombreuse, expliquant dans Contrepoints ce qu’il gagne à s’assurer en Suisse, avoue benoîtement qu’il cherche à faire assurer les enfants de son ménage par sa femme, salariée en France : bien sûr, il n’y a rien de plus à payer, ce qui ne serait pas le cas en Suisse (ce père de famille précise également que si la méthode fonctionne pour lui, il assurera ensuite toute sa famille de la même manière, ndlr).
En coupant les relations entre la branche maladie et les branches vieillesse et famille, on pourrait peut-être parvenir à un système dans lequel l’assurance maladie serait ouverte à la concurrence. Dans l’état actuel des choses, c’est impossible, parce que les retraites par répartition, elles, constituent économiquement une activité qui ne peut fonctionner que sous la forme d’un monopole national unique. La preuve : en France, nous avons trois douzaines de régimes différents, qui exercent chacun leur monopole sur une catégorie socioprofessionnelle, et ça coince, parce qu’il n’y a plus de cheminots ni d’agriculteurs ni de commerçants en nombre suffisant pour payer les pensions des anciens cheminots, agriculteurs et commerçants. Seule l’obligation pour tous (Suède) ou presque tous (États-Unis, Allemagne) d’adhérer au même régime fournit une bonne soutenabilité au système. En France, cela ne tient le coup que grâce aux subventions que l’État fournit aux régimes dont la base démographique est trop petite.
Enfin et surtout, la sécurité sociale française correspond au mot « fraternité » qui figure dans la devise de la République, ou encore au mot « solidarité », beaucoup plus ambiguë, mais beaucoup plus utilisé. Elle est en fait un pacte national aux termes duquel chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Certes, ce pacte est mal ficelé, parce que le législateur français fait mal son boulot, ainsi d’ailleurs que son homologue (et supérieur) européen, mais il existe quand même. Ceux qui veulent sortir leur épingle du jeu, soit par égoïsme, soit par exaspération face aux défauts du système, rendent un signalé service : ils tirent la sonnette d’alarme, et cela conduira peut-être les pouvoirs publics, par peur de voir les rameurs les plus costauds lâcher les avirons, à moderniser le bateau rafistolé avec des bouts de fil de fer sur lequel nous sommes embarqués.

Notre système de protection sociale dans son état actuel survivrait-il à une sortie massive des Français, particulièrement ceux qui y ont le plus intérêt ?

Si le mouvement de retrait de la sécurité sociale, ou même seulement de l’assurance maladie, se généralisait, ce serait le naufrage ! Ce système a structurellement besoin de bons gros contributeurs pour compenser la faiblesse des apports des trente ou quarante pour cent les moins argentés de la population. De même qu’il a besoin des familles nombreuses pour compenser le manque de futurs cotisants qui se produirait si ne restaient dans le système que les personnes ayant un seul enfant ou aucun enfant.

Si cela venait à arriver, la Sécurité sociale pourrait-elle ne devenir qu’un acteur comme un autre sur le marché ou conserverait-elle un rôle de « filet de sécurité » pour les plus démunis ? Deviendrait-elle une assurance maladie « low-cost » ?

La sécurité sociale organise un échange non marchand. L’échange entre générations successives consiste, pour les membres d’une génération, à être dans un premier temps entretenus et formés par leurs aînés, puis à les prendre en charge dans un deuxième temps, quand les uns sont devenus actifs et les autres retraités. Il faut comprendre que le marché n’est pas la forme unique de l’échange. Les personnes qui se disent libérales, mais qui ne comprennent pas cela, confortent hélas les dirigistes qui transforment les assurances sociales en un État providence bureaucratique : ils leur abandonnent le soin de légiférer en matière de sécurité sociale, et c’est comme cela que nous avons ce monstre de bureaucratie. Il ne faut pas se comporter comme des rats qui quittent le navire parce qu’il prend l’eau, mais comme des marins digne de ce nom qui amènent le bateau au bassin de radoub pour lui faire subir une reconfiguration complète, laquelle lui permettra d’affronter la haute mer et ses tempêtes.

Les compagnies privées françaises et étrangères offrent-elles des alternatives de couverture plus intéressantes que le système de l’Etat français ? Plus ? Moins ?
Pour tel individu, oui, bien sûr, et c’est facile : si vous avez un bon patrimoine génétique et pas de malformations de naissance vous pouvez vous adresser à une société qui tarifie selon (entre autres) ce critère, vous éviterez de participer à la couverture des trisomiques et des personnes nées avec un spina bifida. Chacun peut choisir de se comporter en salaud, et des participants au marché fournissent ce qu’ils veulent aux salauds qui ont de quoi payer.
Reste à savoir s’il ne vaut pas mieux être citoyen d’un pays où la fraternité est une valeur constitutionnelle. 

Au-delà de la critique morale que l'on peut adresser à ceux qui souhaitent quitter la sécurité sociale, se pose la question, qu'ils mettent d'ailleurs en avant, de l'efficacité et de l'équité d'un système qui a beaucoup été détourné. Comment le réformer pour leur passer l'envie de partir ?

Oui, renforcer non seulement l’efficacité mais aussi l’équité ainsi que la transparence de la sécurité sociale est nécessaire si l’on ne veut pas que se produise une désaffection à son égard. Les assurés sociaux doivent savoir ce qui est fait de leurs cotisations et de leurs impôts. Malheureusement, aujourd’hui le financement de la sécu est une usine à gaz à laquelle plus personne ne comprend rien. Les assurés  doivent être rassurés concernant l’usage de leur argent : or la multiplicité des régimes de retraite et la superposition de l’assurance maladie et des complémentaires santé provoquent le gaspillage de 5 à 6 milliards chaque année. Quant à l’équité, chacun sait que les fonctionnaires et autres bénéficiaires de régimes spéciaux de retraite sont « plus égaux » que les autres : le Chef de l’État lui-même a reconnu qu’il y avait là un vrai problème. Et peut-on dire que les malades sont également bien soignés partout ? Le manque de personnel, dû notamment au numerus clausus qui a raréfié la formation de médecins pendant une quinzaine d’années, est une des causes de ce phénomène ; les 35 heures, qui ont largement désorganisé les hôpitaux, en sont une autre. Enfin, il serait temps de penser aux progrès que pourrait amener une concurrence bien conçue : l’existence d’un régime unique d’assurance maladie et celle, si on y arrive un jour, d’un régime de retraite vraiment universel, n’empêchent nullement des organismes concurrents de proposer l’accès au service de base, ainsi que des compléments personnalisés. Nos voisins allemands ont ce type de concurrence entre caisses d’assurance maladie et s’en trouvent bien.
La sécurité sociale peut évoluer du stade bureaucratique actuel (l’État providence) vers de vraies assurance sociales qui conjugueraient les bienfaits de la solidarité et ceux de la concurrence. Les libéraux ont bien mieux à faire que de démanteler la sécurité sociale : la reconstruire !
Propos recueillis par Jean-Baptiste Bonaventure

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