jeudi 12 décembre 2013

« NOTRE PAYS NE FAIT PLUS RÊVER ». ENTRETIEN AVEC PIERRE GATTAZ

Entretien avec Pierre Gattaz, le nouveau président du Medef. Exil fiscal, délocalisation des créateurs d’entreprise, réduction de la dépense publique, taxe à 75 %, ISF... Le patron des patrons répond, sans langue de bois, aux Enquêtes du contribuable.

enquête expatriation
Cet entretien est extrait du numéro 2 des Enquêtes du contribuable, paru en décembre 2013 et spécialement consacré à l’expatriation.
Plus d’informations sur « Ces Français qui fuient le socialisme », notre enquête spéciale auprès des contribuables qui choisissent l’exil : cliquez sur l’image.

Les Enquêtes du contribuable  La fiscalité française est si forte que de nombreux chefs d’entreprise s’exilent. Constatez-vous une forte hausse de cette émigration économique ?
Pierre Gattaz : Malgré tous nos atouts, et ils sont nombreux, notre pays ne fait plus rêver. La France ne fait plus envie. Nos talents partent, nos grands groupes hésitent à investir en France. Et des familles d’entrepreneurs continuent de quitter le pays, pour créer ou développer leurs entreprises hors de France, vers de meilleurs cieux fiscaux. Ils le font sans bruit, discrètement.
Le phénomène est réel et continue depuis plusieurs années mais il s’est accentué ces
dernières années. En 2011, plus de 35 000 foyers fiscaux ont quitté la France, contre 21 600 en 2010. En outre, en raison du poids excessif de la fiscalité, et plus particulièrement de l’ISF, beaucoup d’entreprises familiales disparaissent, les héritiers n’ayant pas forcément les moyens d’acquitter l’ISF sur leurs parts.
Certes, la réforme Dutreil a adouci le régime fiscal en exonérant partiellement d’ISF, à certaines conditions, les parts détenues dans le cadre d’un pacte d’actionnaires, mais il n’en demeure pas moins que les parts d’entreprises ne doivent pas être soumises à l’ISF.
L’ISF est un impôt antiéconomique. Il n’affecte pas les œuvres d’art mais il vise les entreprises. Et des entreprises qui sont vendues, c’est une partie de notre patrimoine et savoir-faire industriel et de service qui part.
Les Enquêtes du contribuable Certaines sociétés organisent la délocalisation fiscale de leurs cadres supérieurs. La surtaxe à 75 % a-t-elle accentué cette tendance ?
Pierre Gattaz : La taxe à 75 %, une absurdité économique, ne va qu’amplifier le phénomène. Soyons clair : l’immense majorité des chefs d’entreprise ne sont pas concernés puisque le salaire moyen d’un patron de PME est aux environs de 5 000 euros par mois. Mais c’est un symbole, une taxe « dogmatique » qui envoie un mauvais signal aux investisseurs du monde entier.
Les Enquêtes du contribuable : Selon vous, quels signaux faudrait-il envoyer aux exilés fiscaux pour les inciter à rentrer en France ?
Pierre Gattaz : La suppression de l’ISF et de la taxe à 75 %, deux impôts emblématiques de l’acharnement fiscal, serait certainement de nature à convaincre les exilés fiscaux de retrouver le chemin de la France. Ce serait un signal fort que l’état d’esprit a changé en France. Il faut en effet cesser de suspecter la réussite et la prise de risque. Cette chasse aux talents ne fait qu’appauvrir la France. Il serait temps de le comprendre.
Je pense donc qu’un signal fort serait que le gouvernement mette réellement en avant les entrepreneurs de notre pays, dise que ce sont des héros, les cite en exemple, et évite toute prise de position antiéconomique ou des expressions absurdes comme « cadeaux aux patrons » ou « cadeaux aux entreprises »…
Les Enquêtes du contribuable : Comment résumez-vous la politique fiscale de l’Etat depuis le changement de gouvernement ?
Pierre Gattaz : Il n’y a malheureusement pas eu de changement de la politique fiscale de la France. Depuis 30 ans, nos politiques ont la même réponse : quand il y a un problème, quel qu’il soit, on invente une taxe. Depuis 2011, c’est 30 milliards de prélè- vements supplémentaires qui ont pesé sur les entreprises. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président de la République lui-même. C’est vrai qu’on a eu l’impression d’assister à une véritable surenchère fiscale depuis un an avec une politique en zigzag, qui laisse un sentiment d’improvisation et d’insécurité pour les chefs d’entreprises.
Ce qui est dramatique, c’est qu’au final, cela alimente l’exaspération et la défiance. Cela donne le sentiment que le gouvernement navigue à vue, sans cap, ni boussole. Le feuilleton et les avatars de la taxe sur l’excédent brut d’ex- ploitation en taxe sur l’excédent net d’exploitation et en surtaxe d’impôt sur les sociétés en sont une illustration à la limite de la caricature.
Ces allers-retours incessants découragent l’envie d’entreprendre et témoignent d’une méconnaissance de l’entreprise et de sa logique économique. L’hyperfiscalité et l’instabilité fiscale sont deux freins à l’investissement, au développement des entreprises. Les entreprises ont besoin de lisibilité et de prévisibilité pour travailler, pour établir leurs business plan.
Les Enquêtes du contribuable : Avez-vous le sentiment que la cote d’alerte fiscale soit dépassée en France ?
Pierre Gattaz : Oui bien sûr et je ne suis pas le seul, le premier à avoir employé l’expression « ras-le-bol » fiscal dès le mois d’août est Pierre Moscovici.
On est passé de la fiscalité à l’hyperfiscalité tant sur les entreprises que sur les ménages. Avec les effets pervers que cela comporte selon l’adage qui veut que « trop d’impôt tue l’impôt ».
La Cour des comptes l’a noté : alors que les deux derniers gouvernements ont augmenté les prélèvements, les recettes fiscales restent inférieures à leur niveau d’avant la crise. La pression fiscale affecte la consommation, encourage l’exode fiscal et favorise le travail au noir. Avec, à la clé, des répercussions sur la croissance et l’emploi.
De plus, le niveau d’exaspération atteint risque de provoquer des débordements – l’exemple de l’écotaxe en Bretagne doit être regardé de près. L’annonce par le président de la République de l’organisation avant la fin de l’année d’Assises de la fiscalité est donc une bonne nouvelle.
La France ne peut pas faire l’économie d’une grande réforme fiscale. Nous sommes prêts, au Medef, à nous engager dans une réflexion sur de nouveaux principes fiscaux. Mais il faut que cela dépasse le stade des intentions et débouche sur des mesures concrètes dans une logique de baisse des prélèvements obligatoires, donc des dépenses publiques.
Les Enquêtes du contribuable : Quels seront les effets du CICE, le crédit d’impôt compétitivité emploi, pour la compétitivité et l’emploi en 2014 ?
I Pierre GATTAZPierre Gattaz : Il est trop tôt pour le dire. Le CICE, décidé à la suite du rapport Gallois, est une mesure qui va dans le bon sens. Mais cela ne suffit pas ! Les 20 milliards de CICE ne font que compenser en partie les 30 milliards de prélèvements obligatoires qui ont été rajoutés sur les entreprises entre 2011 et 2013. Nous sommes donc revenus à la case départ, c’est-à-dire 2010, avec des marges des entreprises les plus faibles d’Europe.
Multiplier les ponctions et dans le même temps les dispositifs pour en minorer les effets ne fait pas une politique compétitive. Pour des raisons de lisibilité et d’efficience, nous préférerions plus de simplicité et moins de créativité fiscale.
Les Enquêtes du contribuable :  Vous êtes favorable à une diminution de la dépense publique. A cette aune, comment jugez-vous le projet de budget 2014 ?
Pierre Gattaz : La réduction des dépenses publiques figurant dans le projet de loi de finances 2014 n’en est pas une : certes, on diminue les dépenses publiques de 15 milliards mais on les augmente chaque année de 20 milliards. On est en train de faire passer pour une réduction des dépenses publiques ce qui n’est qu’un ralentissement de l’augmentation.
Or avec une dépense publique qui s’élève à 57 % du PIB – 45 % en Allemagne, soit 240 milliards de moins – il y a une vraie marge de manœuvre pour diminuer la dépense publique sans affecter la qualité des services.
Nous avons créé au Medef un pôle « Sphère publique » chargé de travailler sur cette question. Nous proposons de baisser la dépense publique de 100 milliards sur cinq ans, ce qui représente 20 milliards par an. Cela peut paraître beaucoup, mais rapporté au montant des dépenses publiques – 1 150 milliards d’euros chaque année ! – c’est 1,7 % d’économie par an. 1,7 % ! N’importe qui dans son entreprise, ou même dans son foyer, est capable de baisser ses dépenses de 1,7 %. Mais pas les pouvoirs publics ? A qui peut-on faire croire cela ? Les Canadiens ont réduit en trois ans leurs dépenses publiques de 14 points de PIB. Et ils n’ont pas provoqué une révolution.
On est en train de faire passer pour une réduction des dépenses publiques ce qui n’est qu’un ralentissement de l’augmentation.
Pierre Gattaz
Les Enquêtes du contribuable : Comment feriez-vous économiser de l’argent à l’Etat si vous étiez nommé à la tête de Bercy ?
Pierre Gattaz : Les gisements d’économies sont nombreux. Le premier poste de dépense publique en France – plus de la moitié du total des dépenses – c’est la protection sociale (retraites, chômage…) et la santé. Je ne veux pas diminuer les prestations et leur qualité, je veux juste, dans un premier temps, rationaliser les dépenses, mieux les gérer en termes de processus notamment.
Prenons un exemple simple : tous les rapports disent que développer la médecine ambulatoire permettrait d’économiser 6 milliards d’euros par an. La médecine ambulatoire, c’est permettre aux patients d’être soignés à domicile au lieu de l’être à l’hôpital, dans les mêmes conditions de suivi médical. C’est quelque chose qui est plébiscité par les malades qui préfèrent souvent être chez eux, qui peut générer des économies, que tous les autres pays développent. Et nous, on ne fait rien. Ce n’est pas sérieux.
Autre exemple : le mille-feuille territorial. En France, on a cinq niveaux : le pays, la région, le département, l’inter- communalité, la commune…Et on songe à rajouter la métropole ! Est-ce bien utile ? Ce n’est pas anodin : en 2012, les dépenses des administrations publiques locales se sont élevées à près de 250 milliards d’euros, ce qui représente plus de 20 % des dépenses publiques. On a ainsi sur la table des dizaines d’idées possibles pour réduire les dépenses publiques tout en maintenant la qualité des services : recours au numérique, véritable gestion des ressources humaines, mobilité fonctionnelle des fonctionnaires…
Ce qui manque, ce ne sont pas les idées, c’est le courage politique. Cela dit, ce n’est pas propre à ce gouvernement,  tous les gouvernements se sont révélés incapables de mener à bien une véritable baisse des dépenses publiques.
Les Enquêtes du contribuable :  Certains économistes ont proposé de supprimer l’impôt sur les sociétés avec, en contrepartie, la fin de toutes les subventions aux entreprises. Ce type de mesure est-elle envisageable ?
Pierre Gattaz : De toute façon, il faut baisser l’impôt sur les sociétés qui, avec le doublement – provisoire – de la surtaxe, atteint un niveau record, commence à faire fuir les investisseurs et porte un coup fatal à l’attractivité de la France.
En règle générale, c’est l’ensemble des prélèvements obligatoires qu’il faut baisser. Et pour cela, une seule solution : la baisse des dépenses publiques. Je me répète, mais je sens bien que nos gouvernants, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’ont pas encore bien compris cet impératif.
S’agissant des subventions dont « bénéficient » les entreprises, qui ne sont en général que des compensations, nous ne sommes pas et n’avons jamais été demandeurs. Les subventions, ou compensations, sont souvent des anti-douleurs pour permettre aux entreprises de continuer de fonctionner. Supprimons la douleur et nous pourrons supprimer l’anti-douleur.
Les Enquêtes du contribuable :  La fiscalité française change en permanence. Cette spécificité nationale pèse-t-elle sur l’activité des entreprises et, au-delà, sur l’emploi ?
Pierre Gattaz : Bien sûr. Entreprendre, c’est anticiper et anticiper, c’est prendre des risques. L’entreprise se projette en permanence dans l’avenir pour imaginer les nouveaux produits, étudier de nouveaux marchés.
Les entreprises françaises ont besoin d’un environnement que j’appelle « 5S », c’est-à-dire simplifié, stabilisé, souple socialement, serein fiscalement et sécurisé.
Si, à l’incertitude conjoncturelle, vous ajoutez la pression et l’instabilité fiscale dans un environnement mondialisé très compétitif, vous mettez l’entreprise en péril. Et tout ce qui fragilise l’entreprise, fragilise évidemment l’emploi. Sans compter qu’en matière de fiscalité vous n’êtes jamais à l’abri d’un revirement. Non seulement vous ne pouvez préjuger de l’avenir mais vous n’êtes pas davantage garanti contre le passé qui peut vous rattraper avec le principe de rétroactivité qui fait de tout contribuable un délinquant en puissance.
Les Enquêtes du contribuable :  Certains salariés, dont les cadres, se plaignent de la disparition de l’exonération fiscale sur les heures supplémentaires. Souhaitez-vous le rétablissement de cette mesure ?
Pierre Gattaz : Cette mesure avait le triple mérite de donner un surplus de pouvoir d’achat aux salariés, d’alléger les charges des entreprises sur les heures supplémentaires et d’assouplir le carcan de 35 heures.
Mais en règle générale, nous chefs d’entreprise, préférons les choses plus simples, à savoir une baisse générale du coût du travail et la fixation d’un temps de travail conventionnel. Je souhaite que nous réfléchissions calmement et en profondeur à ce sujet, avec des chefs d’entreprise, des juristes, des cadres et des salariés en prenant pour point de départ l’idée que c’est dans l’entreprise ou dans la branche que doit être fixé un temps de travail non pas légal mais conventionnel. Et c’est au-delà de ce seuil non généralisé que doivent être déclenchées les heures supplémentaires.
Propos recueillis par Didier Laurens

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