Par l'iFRAP
Mais qu’est-ce que ce tintamarre où l’on voit un ministre bondir comme un diable qui sort de sa boîte en affirmant sa préférence pour Siemens, le chef de l’État prendre lui-même les choses en main et recevoir toutes affaires cessantes les protagonistes, puis saisir l’AMF et gagner du temps, le dirigeant de General Electric prendre de très importants engagements écrits, Siemens déclarer de son côté refaire une offre, enfin le conseil d’administration d’Alstom décider à l’unanimité d’accepter l’offre de General Electric sous la réserve toutefois d’une période de négociation ouverte à toutes les parties ? Au-delà d’une communication désastreuse de la part du gouvernement, de mots inadmissibles prononcés, et une fois l’écume de la tempête retombée, y a-t-il place pour une intervention justifiée de l’État et à quel titre ?
Non au patriotisme cocardier !
C’est pourtant ainsi que s’est noué le débat après les soudaines déclarations fracassantes du ministre de l’économie,
dans un amalgame brouillon d’arguments où se mêlaient le patriotisme, un certain anti-américanisme, un appel à l’Europe de l’ « Airbus de l’énergie », des préoccupations de nature stratégique et pour finir la volonté de préserver l’emploi.
Alstom, avec son nom d’origine américaine, est une société mondiale depuis toujours, et aussi depuis plus de cent ans alliée avec GE (voir encadré).
Personne ne conteste que la restructuration du groupe s’impose. Pesant un quart de Siemens et un cinquième de GE, Alstom, qui a frôlé la faillite en 2004, n’a pas le niveau suffisant pour jouer dans la cour des très grands, alors que de nouvelles consolidations mondiales sont inévitables. On voit resurgir l’idée d’une nationalisation partielle et temporaire : mais pour quoi faire sinon pour en terminer au même endroit ? Une solution purement française ? Mais elle a évidemment été déjà explorée, et personne n’est semble-t-il candidat, et Bouygues, l’actionnaire de référence depuis 2006 et après son échec de sa tentative de mettre la main sur Areva, veut céder sa participation.
Alstom n’est pas d’importance « stratégique » à proprement parler !
Alstom est-elle d’importance stratégique, comme on a commencé à nous le faire entendre, assez curieusement de tous côtés à la fois ? Confusion à ne pas commettre, Alstom est un fleuron technique, mais pas une entreprise stratégique. Car l’indépendance énergétique de la France – si c’est la signification qu’on veut donner au terme - n’est pas en jeu, pas même dans le domaine nucléaire, où cette indépendance est entre les mains de producteurs comme Areva et EDF, voire Total pour le pétrole, mais pas de fournisseurs de turbines qui sont sur le marché mondial comme tout autre équipement. Il y a à ce propos un discours pour le moins ambigu de la part du gouvernement, dont le Premier ministre évoque l’indépendance énergétique de la France, cependant que le chef de l’État a pris soin, et d’ailleurs le Premier ministre (se reprenant ?) après lui, de proclamer qu’il ne se prononcerait que sur le critère de l’emploi et du maintien des capacités techniques, recentrant ainsi le débat en ce qui le concerne.
L’État n’est pas illégitime à donner son avis sur la base des objectifs sociaux d’intérêt général qu’il a pour mission de poursuivre, voire à utiliser les moyens de pression dont il dispose pour obtenir les meilleures conditions de ce point de vue, et éventuellement faire pencher la balance, mais il ne dispose pas de pouvoirs coercitifs et n’a pas à se substituer aux entreprises privées dans la décision finale. C’est toute la différence, et c’est le sens de la décision que vient de prendre le conseil d’administration d’Alstom en acceptant l’offre de GE et en recadrant ainsi implicitement l’intervention de l’État après les déclarations tonitruantes et hors de propos du ministre de l’Économie. Même si cet accord a été accompagné de l’ouverture d’une période de réflexion en cas « d’offres non sollicitées » (la précision est d’importance). C’est d’ailleurs l’intérêt d’Alstom de faire monter les enchères, tout en ménageant une porte de sortie honorable à l’État.
Une cocarde européenne ?
Il y a quelque temps, le chef de l’État évoquait son souhait d’un « Airbus de l’énergie », afin de favoriser les solutions européennes. Airbus est à vrai dire le seul succès de l’Europe dans cette direction, et les rapports de Siemens et d’Alstom, au-delà du fait qu’ils sont assez exécrables au niveau des dirigeants, sont ceux de concurrents. Siemens est quatre fois plus important qu’Alstom, les deux entreprises sont fréquemment en litige, et tout rapprochement se traduirait selon toute vraisemblance par la disparition de la seconde. Au demeurant, Siemens n’a pas les yeux de Chimène pour Alstom, et son intérêt pour cette dernière paraît bien découler d’une démarche purement défensive, Alstom n’étant que l’instrument de la dispute entre l’allemande et GE et l’objectif étant de neutraliser la française pour empêcher l’américaine de dominer le secteur de l’industrie. Pas très encourageant pour Alstom… En tout cas, on est loin des préoccupations européennes et parler d’Airbus de l’énergie pour évoquer le rapprochement entre deux très anciens concurrents et ennemis (ce qui n’était pas le cas d’Airbus) relève de la naïveté.
Mais là encore ce n’est pas à l’État de dicter sa solution, et l’État allemand quant à lui a rappelé qu’il n’avait pas pour politique d’intervenir à la place de ses industriels. Dans de telles conditions, pourquoi Alstom devrait-elle préférer des capitaux allemands à des capitaux américains ?
Les capitaux étrangers font la richesse de la France !
La France manque de capitaux pour soutenir ses champions. A qui la faute, si faute il y a ?
La France possède un nombre record de champions mondiaux. Mais ceux-ci ne peuvent tenir leur rang que grâce à des capitaux très importants, qui lui font défaut. On sait déjà que les capitaux étrangers détiennent la moitié environ des entreprises cotées et nettement plus des entreprises du CAC 40. Et bien entendu ce sont aussi les capitaux étrangers qui détiennent en grande partie la dette souveraine française. Aurait-on déjà oublié l’appel des filiales des grands groupes américains, ainsi que le discours de François Hollande au début de l’année, découvrant la chute des investissements étrangers en France et payant de sa personne au cours de son voyage aux États-Unis pour persuader que « la France n’a pas peur des capitaux étrangers » ?
Il est certainement impossible pour une nation dont le PIB est inférieur à 3% du PIB mondial de penser que ses si nombreux champions mondiaux peuvent se maintenir à leur rang en disposant seulement des capitaux nationaux. Mais il est paradoxal qu’avec de tels champions une bonne partie de la France se dresse contre le capitalisme, que son chef déclare normal que les capitaux doivent être taxés comme le travail et les pénalise comme aucun autre pays ne le fait. Faut-il vraiment au surplus agiter la cocarde au risque de faire fuir un investisseur étranger disposé à payer 10 milliards d’euros pour développer une activité qui précisément manque de capitaux et de taille mondiale ?
L’expérience a-t-elle montré qu’il fallait se méfier des capitaux étrangers et des entreprises contrôlées par des actionnaires étrangers ?
A commencer par General Electric elle-même, n’avons-nous pas l’exemple d’un partenaire très ancien et fiable ? Ce groupe, c’est notamment 11.000 salariés en France et 4,5 milliards d’exportations. Le principal succès de Safran, leader mondial français en matière de propulsion aéronautique, est le moteur CFM56 fabriqué et commercialisé par la société CFM International, une coentreprise à parité entre Safran et General Electric. Dans leur lettre ouverte de décembre 2012, les responsables français des entreprises étrangères implantées en France ont exprimé à la fois leur importance et l’inquiétude que leur inspirait la politique suivie par la France [1].
Il ne faut pas confondre nationalité des actionnaires de contrôle et présence territoriale des investissements : alors que l’industrie automobile française, propriétaire de ses marques prestigieuses, peine à maintenir son activité en France, le Royaume-Uni s’apprête à devenir, devant la France et derrière l’Allemagne, le deuxième producteur automobile européen. Et pourtant pas une des marques qui y sont exploitées n’appartiennent à une entreprise britannique ! Nissan a beau être une filiale du français Renault, sa production est plus élevée au Royaume-Uni qu’en France [2] ! C’est cela la compétitivité et la richesse d’un pays : pouvoir attirer les capitaux de partout. Et non pas l’esprit de cocarde…
Que d’errements et de prises de position contradictoires dans cette affaire ! Demandons à l’Etat d’accueillir à bras ouverts les capitaux étrangers dont nous avons cruellement besoin, de retenir les capitaux français en France (par une fiscalité qui ne soit pas aberrante) et de les développer (notamment par la création de fonds de pension), et enfin de ne pas vouloir se substituer aux entreprises françaises dans les décisions qu’elles ont à prendre dans le cadre de la recherche de partenaires.
Le groupe est actuellement le numéro un mondial dans certains secteurs des centrales et turbines et dans le ferroviaire (TGV en particulier). Son chiffre d’affaires, 20 milliards d’euros, est réalisé à 90% hors de France. Son actionnaire de référence est Bouygues (à 30%), qui a repris en 2006 la part de l’Etat, et le flottant, 63%, est composé en majorité d’institutionnels, dont 55% de Français, 22% d’Européens et 18% d’Américains. Le groupe emploie 93.000 personnes dans le monde, dont seulement 18.000 en France.
L’historique du groupe, en partie français et allemand à l’origine, (voir encadré) montre à l’évidence à quel point l’esprit cocardier est étranger à son développement. General Electric est entrée à son capital il y a… 121 ans !, le groupe a connu déjà deux co-entreprises internationales avec la GEC britannique et la suédoise ABB, a changé plusieurs fois d’activité et se présente en réalité comme un conglomérat qui a passé son temps à acquérir, intégrer et/ou céder une multitude d’entreprises françaises et surtout étrangères (allemandes, suédoises, italiennes, etc.). On note en particulier qu’en 1999 Alstom a déjà vendu la totalité de son activité turbines à gaz… à General Electric. Dans ces conditions, brandir la cocarde, surtout à l’endroit de cette dernière, relève assez d’un ridicule oublieux de ce que nos ancêtres avaient déjà compris du capitalisme il y a bien plus d’un siècle. En réalité toute l’histoire d’Alstom est marquée par un constant meccano, dont la cession projetée à General Electric n’est que le dernier avatar.
L’histoire d’Alstom est extrêmement mouvementée, qui commence en 1838 en Alsace avec la société alsacienne de constructions mécaniques (SACM). En 1893 se crée, sous pavillon allemand pendant les années d’annexion, La Compagnie française pour l’exploitation des procédés Thomson-Houston (CFTH) en s’associant à l’américain General Electric (déjà !), puis la SACM et la CFTH fusionnent en 1928 pour s’appeler Als-Thom (Alsace-Thomson), et fusionnent de nouveau en 1932 avec Constructions électriques de France. En 1969, la Compagnie générale d’électricité (CGE) qui avait absorbé Alcatel en 1966, devient l’actionnaire majoritaire d’Alsthom. En 1976, Alsthom acquiert les Chantiers de l’Atlantique qui deviennent Alsthom Atlantique.
En 1982, la CGE est nationalisée ainsi qu’Alsthom Atlantique. Après la privatisation, en 1989, Alsthom fusionne avec la branche GEC Power Systems du groupe britannique General Electric Company et devient ainsi, sous le nom de GEC Alsthom, une coentreprise paritaire franco-britannique, filiale commune de GEC et de la CGE. En 1991, la CGE se renomme Alcatel Alsthom. En 1994, la société achète 51% des actions du constructeur ferroviaire allemand Linke-Hofmann-Busch (LHB), de Salzgitter, de sa société mère Preussag, et la totalité trois ans plus tard.
En 1998, séparation des deux partenaires, suivie de la vente en Bourse de 52% de GEC-Alsthom, qui devient Alstom, et crée l’année suivante une coentreprise avec le suédois ABB, nommée ABB Alstom Power, dans le domaine des systèmes de production d’énergie, puis en acquiert en 2000 la totalité des parts. En 1999 également, elle vend à General Electric (États-Unis) (GE) la totalité de son activité turbines à gaz. En juillet 2000, Alstom rachète la société italienne Fiat Ferroviaria.
En 2003 Alstom traverse une très grave crise qui se règle par deux augmentations de capital successives et l’intervention de l’Etat sous le gouvernement Sarkozy, ainsi que par d’importantes cessions : En 2004, Alstom cède à Areva son secteur Transmission et Distribution, en 2005, elle cède à Barclays Private Equity son activité Power Conversion, et en 2006, ses chantiers navals, les Chantiers de l’Atlantique et Leroux Naval, au profit du spécialiste norvégien Aker Yards.
De nombreux partenariats suivent : avec Bouygues pour une société commune dans le domaine hydraulique, avec Areva pour l’intégration de sa branche transmission, avec Transmashholding (TMH) pour permettre le déploiement de la société sur le marché russe, et tout dernièrement, en avril 2014, Alstom vend son unité d’échange de chaleur pour 730 millions d’euros au fonds d’investissement allemand Triton.]
C’est en juin 2006 qu’a été finalisée la sortie de l’État du capital d’Alstom, participation vendue à Bouygues.
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