samedi 8 mars 2014

Liberté de la presse, mode d’emploi : comment se sortir de la consanguinité qui asphyxie la démocratie française

Même s'ils ne sont pas tous à mettre dans le même sac, bon nombre de journalistes forment avec les politiques, les sondeurs et les conseillers de tout poil un ensemble assez homogène, qu'on qualifie à raison de "politico-médiatique".


Atlantico : A la suite de la révélation des enregistrements de Nicolas Sarkozy et de son entourage par Patrick Buisson, la majorité du traitement médiatique de l'affaire a tourné autour des relations entre l'ex-conseiller et la hiérarchie d'Atlantico, oubliant de s'interroger au passage sur les conséquences politiques d'une telle affaire. Que cela révèle-t-il du rôle de la presse française aujourd'hui ?

Dominique Wolton : Quand une "grosse affaire" éclate on observe souvent deux manières de commenter les informations qui en découlent. Tout d'abord une réflexion sur l'aspect tolérable ou intolérable de l'acte incriminé, réflexion qui ne porte généralement pas très loin, mais aussi des analyses assez plates qui résultent d'un certain attentisme face aux attaques et contre-attaques des personnes directement concernées par ces affaires. Il y a donc un décalage entre une analyse timide d'un côté et une propension à "commenter" des événements comme le ferait une basse-cour. Cette "basse-cour" en question ne se limite pas cependant aux seuls journalistes, puisqu'elle inclut des hommes politiques, quelques sondeurs, de nombreux conseillers. Si l'on retrouve ce "carcan du pouvoir" à toutes les époques et dans tous les pays, la nouveauté est que ce carcan s'appuie aujourd'hui sur la rationalité des sondages
et la "réalité" des chiffres pour asseoir sa doxa. Dans le même temps les journalistes, politologues et universitaires honnêtes voient leurs itinéraires de carrière bloqués à l'entrée de ce cercle qui tolère assez mal la contradiction. Cette arrogance, cette certitude d'être dans le bon droit d'un petit nombre est néanmoins hautement interpellant car cela entache clairement la réputation d'une presse qui devrait être, en théorie, la première à condamner ces connivences.
Une autre tendance problématique est la multiplication des supports d'information, bien que l'on pourrait penser initialement qu'il s'agit là d'une dynamique vertueuse. En vérité l'augmentation de la concurrence a ici des effets pervers puisque chacun cherche à tirer la couverture à soi en s'attirant les bonnes grâces du petit cercle du pouvoir. Internet aura ainsi été une "révolution" à double tranchant puisqu'elle a augmenté la concurrence sans impacter pour autant dans l’ensemble la qualité de la presse. C'est quelque part le "paradoxe Canard Enchaîné", titre dont le succès révèle en creux l'aspect très officiel du reste de l'information française. On remarque ainsi tristement que la presse n'a en théorie jamais été aussi libre, mais qu'elle n'a jamais autant manqué de liberté critique.
Jean-François Kahn : A l'exception de quelques titres qui ont effectivement publié des informations sur l'aspect "interne" de l'affaire, les médias dans leur ensemble n'ont pas, à mon avis, particulièrement mis l'accent là-dessus. S'il est vrai  que l'on a pu observer plusieurs considérations autour de l'origine de la fuite des enregistrements, quelques réflexions plus directement "politiques" ont déjà commencé a émerger, notamment sur le coup dur qui serait porté à la droite. Si je pense qu'il est injuste de penser que cette affaire éclabousse l'UMP, je m'étonne toutefois de voir que personne ne s'est aujourd'hui posé la vraie question autour de cette affaire. Dans une des bandes diffusées, on entend l'ancien conseiller du Président affirmer que sa matrice idéologique et politique est issue du royalisme. C'est évidemment son droit le plus strict, mais l'on peut se demander en quoi il peut être problématique d'avoir l'un des principaux consultants des plus hautes sphères de la République qui vient d'un monde "anti-républicain" par définition. Le rapport Sarkozy-Buisson, à la lumière de ces révélations, me semble ainsi une étrange refonte du rapport entre Raspoutine et le Tsar Nicolas II (l'ancien conseiller de la famille impériale ayant précipité la chute des Romanov, NDLR). L'absence de questionnement sur le sujet est d'autant plus étonnante que Patrick Buisson, auteur de plusieurs livres, ne se cache absolument pas de ses idées et de sa conception politique. Le fait qu'un homme qui a posé noir sur blanc une présentation assez positive de l'OAS ait pu se retrouver conseiller d'une droite dite "néo-gaulliste" aurait pourtant dû en étonner plus d'un.
L'autre phrase intéressante, et que personne ne semble effectivement avoir noté, concerne l'interrogation autour de l'éventuelle nomination de Claude Guéant à l'Intérieur, avant que l'on finisse par considérer qu'il restera plus utile a son poste actuel grâce à son influence sur le pouvoir judiciaire.

Le fait qu'un petit nombre d'actionnaires, tous relativement proches du pouvoir, contrôle un nombre important des grands titres de l'information ne favorise-t-il pas une certaine emprise du politique sur le monde de la presse ?

Jean-François Kahn : Cela peut effectivement poser problème. Dans le cas de Serge Dassault, qu'ont peut trouver par ailleurs tout à fait respectable, il y a effectivement des interrogations légitimes à l'idée qu'un patron de presse puisse disposer de la garantie de l’État d'acheter des Rafales lorsqu'ils ne se vendent pas à l'étranger. Je me souviens aussi, du temps de Jean-Luc Lagardère, d'un entretien  avec Khadafi qui gênait l'Elysée, ce dernier ayant à l'époque une influence importante sur la révolution tchadienne. M. Lagardère avait alors demandé que l'on "perde" les bandes pour continuer d'entretenir ses liens. Si la presse maintient donc une relative indépendance éditoriale, on voit bien que les moyens de pression existent.
Dominique Wolton : La concentration du capital des entreprises de presse a toujours joué un rôle problématique vis-à-vis de la liberté de l'information mais cela ne suffit pas totalement à expliquer les dérèglements actuels. Lorsque Le Monde a racheté le Nouvel Observateur, personne ou presque n'a cherché à mener une réflexion aboutie sur les problèmes qui pourrait en découler : on part du principe que l'élargissement d'un groupe de presse est naturellement vertueux car il dilue les possibilités de pression et permet d'entretenir des avis contradictoires. Elargir les canaux ne change pourtant pas grand-chose si ce sont toujours les mêmes que l'on retrouve en bout de voie. Autre problème notable pour l'aura de la presse : l'arrivée des sondeurs qui sont devenus les premiers traducteurs de l'opinion au détriment de journalistes qui ne finissent par ne pas représenter grand-chose, sinon eux-mêmes. Dans la grande majorité, la fonction ne se remet pourtant pas en cause et préfère disqualifier les critiques à son égard. Cette fragilisation de la légitimité journalistique finit par poser les problèmes que l'on sait en termes de contre-pouvoir et de fonctionnement du système politique. Les journalistes indispensables

Cette consanguinité du monde médiatique ne pousse-t-elle pas à force à une uniformité du traitement de l'information ? Le débat est-il devenu fantomatique ?

Dominique Wolton : On pourrait presque répondre sur un plan anthropologique en affirmant que les grands décideurs de la presse souffrent aujourd'hui d'un "ethno-centrisme" particulièrement inquiétant. Ils se surveillent en permanence, s'écoutent, se lisent et se congratulent sans prendre sérieusement en compte les avis extérieurs, convaincus qu'ils disent la vérité puisqu'ils s'appuient sur tel sondage ou telle enquête. L'imperméabilité de ce milieu journalistique (ainsi que des conseillers en tout genre qui tournent autour du pouvoir) est sans commune mesure avec ce que l'on pouvait rencontrer autrefois, cet auto-référencement permanent se nourrissant par ailleurs d'une fascination du pouvoir qui obscurcit l'esprit critique. Chaque année je suis appelé et interrogé pour commenter le déclin des ventes de la presse, mais l'indignation ne dure souvent qu'un temps, puis est oubliée, jusqu'à l'année suivante. Pourquoi cette défiance n'est-elle pas entendue par les journalistes ? Plus il y a d'informations, plus nous avons besoin de journalistes professionnels et avertis.
En dépit d'une relative conscience de la réalité, le monde médiatique continue donc de faire la sourde oreille. Se développe ainsi logiquement un conformisme puisque tout ce qui n'est pas intuitivement, immédiatement "codable" par l'univers journalistique est considéré comme suspect ou inintéressant.
Jean-François Kahn : Il y a toujours deux choses, la réalité et la réalité perçue par les individus. Le problème est comme chacun sait que la réalité perçue prend souvent le dessus sur la réalité tout court. Dans "l'Horreur médiatique" j'évoque cette remarque qui revient comme un refrain dès que je me ballade un peu partout en France, "Vous les médias" : on ne voit plus de journal de droite et de journal de gauche mais un corps médiatique homogène qui forme un monde à part, coupé de la réalité. Cette impression est largement compréhensible, notamment quand on voit le traitement des derniers événements en Ukraine. Il s'agit d'un problème de politique étrangère d'une importance capitale et dont la complexité mériterait un débat de qualité, au lieu de quoi l'on doit se cantonner dans la plupart des articles à une vision manichéenne et réduite du problème. Des bons formidablement bons d'un côté, des crapules formidablement crapuleuses de l'autre. Même le Figaro, qui avait sur la géopolitique une tendance à éviter les visions moralistes, semble verser dans cette même vision des choses aujourd'hui. On arrive à des paradoxes édifiants, proches de l'état clinique pour certains, puisque l'on voit des anciens défenseurs du séparatisme kosovar s'opposer violemment aujourd'hui à un référendum sur l'autonomie de la Crimée. Il est ainsi amusant de voir Bernard-Henri Lévy dénoncer avec virulence l'horreur de l'intervention étrangère armée de la Russie après avoir tant milité pour une intervention du même type en Lybie et en Syrie.

Que penser en conséquence de l'état de la liberté de la presse dans l'Hexagone ?

Dominique Wolton : La concurrence de plus en plus accrue, au-delà des effets pervers déjà cités, permet quand-même une relative liberté puisque cela multiplie les probabilités qu'une affaire soit malgré tout révélée, qu'un avis détonnant soit diffusé. Par ailleurs, certains journalistes continuent malgré tout de travailler sérieusement. Le vrai problème est le climat de soupçons et de révélations qui s'est imposé au rythme médiatique : chaque matin, l'on découvre ainsi des mentions "affaire exclusive", "scandale", "révélations" et le procédé s'étend bien au-delà de la presse people. Que doit penser le lecteur dans un tel contexte du boulot "normal" des journalistes si des exclusivités supposées exceptionnelles sont placardées tous les jours ? On crée ainsi une vision d'un monde totalement paranoïaques, où tout serait occulte et inavouable, et il ne faut pas s'étonner de voir chaque jour la défiance des citoyens s'accroître au fur et à mesure que ces "scoops" sont publiés.
Jean-François Kahn : Je n'irais pas jusqu'à évoquer la liberté de la presse, qui reste "libre" dans le sens où il n'y a pas de contrôle préalable et direct du pouvoir politique sur la publication des médias. On peut toutefois poser la question plus largement en constatant que Libération reçoit chaque année 9 millions d'euros de l’État, Le Monde, 15 millions, le Figaro, 14. Inutile de parler du récent cas de l'Humanité qui était tout aussi révélateur du poids de ces subventions. Si ce n'est à ma connaissance jamais arrivé, il suffirait que l'Etat décide de brandir la menace d'une suppression de ces aides pour influer sur la ligne éditoriale des titres à gros tirage.

Quels seraient les meilleurs moyens de s'émanciper de cette "camisole médiatique" ?

Jean-François Kahn : J'essaye personnellement depuis longtemps, et encore récemment avec mon dernier livre. Le rejet des médias ne me fait pas plaisir, et une remise en cause de la profession est nécessaire, pour tout le monde. De nombreux cas comme l'intervention en Syrie, le référendum européen ont déjà démontré l'écart béant qui peut exister entre les médias et l'opinion. Une telle déchirure aurait déjà dû amener son lot d'interrogations et d'analyse, mais rien n'a été fait. Il suffit de voir aujourd'hui sur les sites internet que 70 % des commentaires sont pro-Poutine alors que les médias y voient de manière quasi-unanime un tyran pour se rendre compte de "l'effet de réaction" que suscite le traitement trop souvent caricatural de ce personnage par les journalistes.
Dominique Wolton : Je pense que le changement viendra avant tout d'une nouvelle génération de journalistes qui décidera de casser les règles tacites qui se sont imposées à la profession, et cela sera probablement forcé par l'aggravation de la crise économique de la presse, crise qui s'explique d'ailleurs bien plus par la faible qualité du contenu que par l'explosion des supports en ligne. Les politiques devront aussi à un moment s'interroger sur l'effet destructeur de leurs cousinage sur l'opinion et sur la popularité du pouvoir, pouvoir que les journalistes devront en parallèle cesser de miroiter avec fascination.

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