Ecrit le 15 juin 2014 à 1:46 par Roland Goeller dans Poing de vue
En ce 11 juin 2014, les agents de la SNCF entament un mouvement de grève par périodes de 24 heures reconductibles. A midi ce même jour, dans un communiqué interne, la SNCF fait état de 27% de grévistes, chiffre dont elle déduit que « 3 agents sur 4 sont au travail et font confiance à la politique de l’entreprise ». L’avenir nous dira quoi penser de ce pronostic mais, d’ores et déjà, l’absence du moindre train sur les rails français est un signe de la dureté du mouvement et du caractère impérieux de ses motifs.
Que disent en substance les grévistes ? Ils veulent « un moratoire sur l’ensemble des réorganisations », « une autre prise en compte de la sureté et de la sécurité des voyageurs et des agents pour un ré-humanisation des gares et des trains ». Ils veulent d’autres choses encore qui
relèvent du maintien du statut et ses avantages associés, de revalorisations salariales et d’embauches de personnels. Ils veulent des choses qu’en première lecture on pourrait assimiler à des caprices de « nantis » qui se plaignent la bouche pleine. Mais la réalité est sans doute un peu plus complexe.Que disent en substance les grévistes ? Ils veulent « un moratoire sur l’ensemble des réorganisations », « une autre prise en compte de la sureté et de la sécurité des voyageurs et des agents pour un ré-humanisation des gares et des trains ». Ils veulent d’autres choses encore qui
Le ministre Cuvillier est à la manœuvre. Non sans une pointe d’embarras, il déclare sur RMC que la grève traduit « une inquiétude et également une volonté de sauver le service public ferroviaire. C’est justement le cœur du projet de loi ». Il déclare encore vouloir « stabiliser la dette par un effort partagé et pour cela, l’Etat abandonnera ses dividendes, soit 500 millions d’euros par an. Une fois que nous aurons stabilisé cette dette, qui s’élève aujourd’hui à 40 milliards d’euros, nous aborderons son traitement ». Il omet cependant de rappeler ce qu’il avait déclaré le 11 février dernier, en commission du développement durable et de l’aménagement du territoire de l’Assemblée Nationale, à savoir que « la dette du système ferroviaire dans son ensemble s’élève à 44 milliards, avec une progression annuelle de 2.4 à 3 milliards », dette qui selon lui justifie que « le plan d’Excellence 2020 de la SNCF …, à la faveur d’une meilleure organisation, d’une politique d’achat plus rigoureuse et de l’allègement des fonctions support, générera, pour SNCF Mobilités, une économie (annuelle) de l’ordre de 1 milliard d’euros ».
Fichtre ! Les gens cependant savent lire, même s’ils prennent connaissance tardivement des textes liminaires et législatifs. Par « économie de l’ordre de 1 milliard d’euros », ils comprennent « suppressions de postes à hauteur de 1 milliard ». Ils ont de la mémoire aussi. Et il ne leur aura pas échappé que cette fameuse dette est imputable pour l’essentiel à Réseau Ferré de France (pour 37 milliards). RFF, pourtant, était censé réaliser des investissements « rentables ». Il faut donc croire que son niveau d’endettement résulte soit d’une mauvaise gestion soit d’une somme d’investissements peu ou pas rentables du tout. Les lignes nouvelles à grande vitesse, dont la puissance publique entend couvrir le territoire comme autant de « chemins qui mènent à Rome », verraient-elles circuler des trains fantômes à moitié vides ? Aurait-on indument « gonflé » les études socio-économiques dans des dossiers où le simple bon sens commandait la mesure et la prudence ? L’ambition d’élus rêvant de TGV au fin fond de leurs provinces aurait-elle été démesurée ? Toujours est-il qu’a priori, les agents grévistes ne se sentent pas responsables de cette dette dont le ministre pourtant leur demande de réduire l’ampleur par des efforts de productivité au sein de leurs rangs !
La réforme, pour autant, est inéluctable, dans cette forme ou dans une autre. Le ministre a raison de vouloir réunir dans une seule entité les agents qui entretiennent les voies et ceux qui gèrent le réseau, cela permettra d’économiser maints doublons et de simplifier les choses. Cependant, le montage envisagé de trois EPIC (Etablissement Public Industriel et Commercial) ne s’impose pas par sa lisibilité et ne dissipe nullement le soupçon de vouloir « scinder la SNCF en deux ». Le ministre a encore raison de rappeler que « le modèle économique ferroviaire français » n’est plus adapté, ce qui est une autre façon de dire que le bateau coule. Les agents de la SNCF, grévistes ou non, en sont du reste conscients, mais ils ne comprennent pas que le ministre considère comme allant de soi que la seule productivité des agents (certes associée à quelques ajustements d’achats) doive compenser la charge d’une dette historique. Implicitement, cela revient à dire que la dette est de leur seul fait.
Dans ce dossier, d’autres choses, essentielles, sont passées sous silence. Le service ferroviaire relève du service public. Son déploiement sur le territoire, même en des zones où le peuplement reste faible, génère des coûts que seule peut supporter la puissance publique. A ce titre, le service ferroviaire relève du même esprit que la sécurité sociale, la justice ou l’éducation nationale. Il ne présente pas de rentabilité immédiate mais participe de la compétitivité générale et de l’attractivité du pays. La puissance publique du reste l’a bien compris lorsqu’elle a mis en œuvre la loi SRU de 2000 qui confie le soin du déploiement des TER aux conseils régionaux. Ces derniers s’en sont emparés et si aujourd’hui les TER « marchent bien », c’est grâce à la fiscalité régionale qui assume les deux-tiers du coût d’un billet. Le service public coûte de l’argent public de même que, répétons-le, l’éducation nationale. En conséquence, le bilan économique du service public des trains n’est pas à faire au niveau de la SNCF ou même des Conseils Régionaux, mais au niveau des comptes de la nation.
Ceux-ci hélas sont durablement dans le rouge depuis plus de trente ans. Cela non plus n’est pas dit par le ministre, lequel est solidaire d’un gouvernement qui a fait d’autres choix budgétaires : l’argent public affecté à des emplois publics sans réelle valeur ajoutée manque cruellement pour les services publics promis à longueur de discours électoraux. En Allemagne, où les comptes publics sont à l’inverse durablement au vert, la dette du système ferroviaire est absorbée dans la dette de l’Etat, ce qui règle la question une fois pour toutes. En d’autres termes, le service public ferroviaire en Allemagne est un poste de dépenses du budget de l’Etat allemand, tandis que, paradoxalement, dans la France des services publics, il fonctionne comme une entreprise à laquelle on demande d’équilibrer ses comptes. Qui plus est, dans cette Allemagne qui tant agace par son pragmatisme, une partie des services publics ferroviaires est assumée par des entreprises privées, sans que ni le service ferroviaire ni les agents privés qui les réalisent n’aient à en pâtir !
Sans doute les agents grévistes restent-ils timorés vis-à-vis du paradigme de la privatisation et de la concurrence. Celle-ci pourtant fait partie des engagements et contreparties européens. La SNCF elle-même, par le biais de ses filiales, réalise déjà plus d’un service ferroviaire en dehors du territoire de la Gaule. De surcroît, l’ouverture des marchés et la mise en concurrence sont fondamentalement stimulatrices, la Gaule n’y fait pas exception, et les agents grévistes ont tort de craindre pour eux-mêmes ou leur statut : si l’activité se développe (et elle se développera forcément en même temps que la démographie des territoires), les agents des trains, conducteurs, contrôleurs et vendeurs, auront du travail. Peu leur importe alors qu’ils portent un uniforme rouge, bleu ou vert, pourvu qu’ils en portent un. Cela, le ministre ne le rappelle pas assez. C’était, il est vrai, l’objet des réflexions de l’ex-sénateur Grignon, lequel avait le malheur d’appartenir à une majorité différente. Sans doute le ministre Cuvillier est-il embarrassé par les propos de campagne électorale présidentielle présentant l’Europe comme un très commode bouc émissaire, ainsi que par ce vieux fantasme français qui veut qu’au pays du mât de cocagne, tous les dysfonctionnements se résolvent avec cette formidable planche à billets qu’est l’Etat-Providence !
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