Le 19 juin 2014 par Sandrine Gorreri
Alors que la grève SNCF entre dans son 9e jour, le taux de participation des grévistes chute à 10% Pourtant, encore de nombreux trains grandes lignes, TER et banlieue sont annulés au grand dam des voyageurs. Sans compter les trains de fret dont on parle peu mais qui sont bloqués et pour lesquels il faut toujours compter plusieurs jours même après la résolution du conflit pour qu’ils soient finalement acheminés. Le début de la discussion à l’Assemblée du projet de loi montre que le gouvernement, soutenu par sa majorité s’apprête à faire d’importantes concessions qui pourraient à terme amputer tous les effets escomptés de la réforme, avec au centre des débats, une confusion entretenue sur « service public » et « statut public ». Reculer face aux grévistes en acceptant l’idée d’un "employeur unique" pour les agents du réseau et les conducteurs de trains serait une concession qui annulerait tous les avantages de la loi. Puisque l’intérêt majeur de la loi est bel et bien de séparer, pour la première fois, dans deux entités réellement distinctes, les trains et les rails pour préparer l’ouverture à la concurrence en 2019 du transport de voyageurs.
L’employeur unique
Le débat à l’Assemblée a débuté mardi et a rapidement mené à l’examen des amendements parlementaires, tous les élus étant convaincus de l’intérêt de ne pas faire inutilement trainer la discussion pour éviter que la grève se poursuive. Un rebondissement inattendu s’est produit avec l’adoption hier d’une modification du texte gouvernemental prévoyant la création d’un employeur unique :
La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement no 252.
M. André Chassaigne. C’est une disposition importante sur le volet social.
Avoir un employeur unique est l’une des conditions de la réunification de la famille cheminote, même s’il ne s’agit que d’une partie des missions pouvant lui être confiées. Parce que l’employeur unique permet une plus grande intégration sociale du groupe public ferroviaire, il conforte la gestion du personnel au niveau de l’EPIC de tête. Comment expliquer que la direction des ressources humaines soit centralisée dans l’EPIC de tête, ce dont nous nous félicitons, alors que les agents dépendront de trois employeurs différents ?
Cet amendement participe à la construction d’un employeur unique, qui serait l’aboutissement de l’intégration sociale. C’est une première étape d’une intégration sociale consacrant l’employeur unique. Ce dernier doit permettre en effet à tout salarié, quels que soient son statut et son entreprise d’origine, de réaliser une mobilité sur tout poste disponible au sein d’un des trois EPIC en assurant la continuité de son contrat de travail.
L’unité sociale du groupe est à nos yeux l’une des conditions de la réussite de la réforme.
M. Gilles Savary, rapporteur. Le rapporteur (…) donne un avis favorable à l’amendement no 252.
M. Frédéric Cuvillier, secrétaire d’État. L’amendement no 252 est en effet extrêmement important. Nous partageons la même volonté de renforcer l’intégration sociale du groupe public ferroviaire. Conséquence directe, il n’y a plus lieu de pratiquer d’adhésion volontaire au régime d’assurance chômage comme le fait jusqu’à présent RFF. S’il est écrit que, dans ce cadre, la SNCF est l’employeur unique, cela concerne évidemment l’assurance chômage. La rédaction ne revient pas sur le principe de trois EPIC, qui sont leurs propres employeurs.
Il y a aussi une forte mutualisation, à laquelle vous êtes, je le sais, très attaché, monsieur Chassaigne, du financement du 1 % logement au sein du groupe ferroviaire. Cela me semble être une bonne idée.
Je suis donc favorable à cet amendement.
(L’amendement no 252 est adopté.)
Comme nous l’avions expliqué dans notre note la semaine dernière, la réforme ferroviaire devait en finir avec l’organisation ubuesque du système ferroviaire français : RFF en charge de l’infrastructure (gestion et entretien du réseau) mais dépourvu de personnel, obligé, pour son activité, de passer par un gestionnaire délégué, unique, la SNCF. Le texte prévoyait initialement de rattacher le personnel de l’infrastructure (environ 55.000 agents sur les 150.000 agents employés par la SNCF, sans compter les contractuels) auprès de RFF rebaptisé SNCF Réseau. D’ailleurs, à l’occasion du débat parlementaire, presque tous les députés ont reconnu pudiquement que cette organisation avait occasionné de "nombreux dysfonctionnements, des coûts de transaction élevés entre les deux structures". Mais, les syndicats ne voulaient pas en entendre parler. Le député communiste André Chassaigne vient donc de faire passer un amendement (voir encadré) avec la bénédiction du gouvernement, pour qu’un employeur unique soit désigné, en l’occurrence l’EPIC de tête qui mettrait à disposition les personnels aux deux filiales-EPIC, SNCF Réseau et SNCF Mobilités.
Cette vision est confortée par une série de mesures qui prévoient, entre autres, la création d’un comité central d’entreprise, une gestion centralisée des ressources humaines, le vote d’un amendement évoquant "le caractère indissociable et solidaire" des trois EPIC. Toutes ces initiatives ont été prises pour éviter qu’à l’occasion d’une alternance politique, la holding de tête ne soit supprimée pour séparer définitivement SNCF Réseau et SNCF Mobilités.
Mais, comme l’ont fait valoir plusieurs députés de l’opposition, le partage des tâches entre holding de tête, et les deux EPIC filiales est loin d’être clair. Par ailleurs, il est envisagé de rattacher directement les filiales privées - elles sont au nombre de 950 ! - que compte la SNCF directement à la holding de tête.
Par ailleurs, il est intéressant de noter que pour défendre ce système public unifié, le secrétaire d’État aux transports et le rapporteur du texte ont souvent fait référence à l’Allemagne, affirmant que sur ce point, l’Allemagne et la France s’étaient retrouvées sur une position commune pour défendre devant la Commission le choix de cette organisation, dénommée verticalement intégrée. Ces responsables politiques ont aussi fait valoir que c’est cette organisation qui prévaut et ce, dans tous les pays où le ferroviaire marche bien outre l’Allemagne, à savoir la Suisse ou le Japon et les États-Unis pour le fret.
Or pour ne prendre que l’exemple allemand, comment l’organisation s’est elle faite ? En 1994, la réforme qui a été mise en œuvre à l’occasion de la réunification consistait à créer une holding de tête la DB AG détenu à 100% par l’Etat fédéral, et comptant 5 filiales :
DB Netz (infrastructure)
DB Station & Service (gestion des gares)
DB Bahn (grandes lignes)
DB Regio (transports régionaux)
DB Schenker (ex-DB cargo, transport de fret)
DB Netz (infrastructure)
DB Station & Service (gestion des gares)
DB Bahn (grandes lignes)
DB Regio (transports régionaux)
DB Schenker (ex-DB cargo, transport de fret)
Et un domaine public avec :
Eisenbahn-Bundesamt (EBA) en charge de la sécurité
Bundeseisenbahn-vermögen (BEV) structure de défaisance en charge de la dette et qui a aussi repris les personnels.
Eisenbahn-Bundesamt (EBA) en charge de la sécurité
Bundeseisenbahn-vermögen (BEV) structure de défaisance en charge de la dette et qui a aussi repris les personnels.
La BEV a eu la tutelle sur le personnel et a effectivement pu ressembler à l’employeur unique voulu en France. Cependant, l’organisation était plus dynamique : à l’occasion de la réforme il est décidé que les nouveaux cheminots seront sous contrat privé et les anciens cheminots au statut de fonctionnaires seront "loués" à la DB. L’objectif est clairement de se rapprocher des conditions d’exploitation du privé. En 1991, les cheminots étaient au nombre de 426.000. Lors de la réforme de 1994, on comptait 108.000 fonctionnaires pour 244.000 employés contractuels. Aujourd’hui, on compte 37.000 fonctionnaires et 181.000 employés contractuels.
On ne peut donc pas comparer la réforme française (d’autant plus, s’il y a un employeur unique) avec le schéma allemand. D’autant plus que les députés écologistes et communistes essaient toujours d’imposer un minimum de recrutement au statut pour les 3 EPIC, mettant fin à la tendance naturelle de la SNCF de supprimer des postes statutaires pour embaucher des contractuels. La différence est donc de taille.
Par ailleurs, la réforme de 1994 en Allemagne s’est accompagnée d’une ouverture à la concurrence dont il n’est absolument pas question dans le texte en préparation en France. Le secrétaire d’Etat qui assure avoir pris toutes les précautions vis-à-vis de la Commission européenne pour s’assurer que l’organisation soit eurocompatible. Mais la gouvernance de l’ensemble du secteur pose de nombreuses questions et promet de futures passes d’armes avec la Commission.
Une dette incontrôlable
L’autre point qui fait débat est la question de la dette. La discussion parlementaire a déjà permis d’évoquer un certain nombre de chiffres qui font froid dans le dos. La dette qui était de 20 milliards d’euros quand RFF a été créé atteint aujourd’hui 40 milliards. Elle a été estimée selon plusieurs déclarations lors du débat à 80 milliards d’euros pour 2025, au rythme d’un accroissement de 3 milliards d’euros annuel et non de 1,5 milliard comme on l’avait entendu jusqu’à présent. Par ailleurs, une note de l’INSEE a révélé qu’une partie de la dette actuelle, en fait 10,8 milliards d’euros, pouvait être requalifiée de dette au sens de Maastricht. La crainte est grande du côté du gouvernement d’une requalification plus large.
Que faire alors ? Les députés ont proposé que celle-ci soit placée dans une structure de défaisance spéciale, une caisse d’amortissement, à l’image de ce qui a été fait avec la CADES, avec un remboursement régulier au moyen d’un financement spécifique. Les députés se sont étrillés pour savoir si ce sont les nombreuses lignes à grande vitesse construites ces dernières années ou le déficit intrinsèque de la SNCF qui était à l’origine de cet endettement, sans parvenir à une position commune. Si ce sont les lignes grande vitesse qui sont en cause, le rapport Mobilités 21 du député Philippe Duron qui a recommandé de stopper la plupart des nouveaux projets va dans la voie de la stabilisation de la dette. Si en revanche, comme nous le pensons, c’est le statut et notamment la réglementation du travail qui est en vigueur à la SNCF et que le gouvernement prévoit d’étendre par l’intermédiaire d’une convention collective pour l’imposer à l’ensemble des opérateurs, alors le rythme d’endettement ne sera pas infléchi et le ferroviaire ne réussira pas à se redresser.
Tout au long de ses interventions, le secrétaire d’État Cuvillier a multiplié les déclarations alliant abusivement sauvetage du ferroviaire, défense du service public et redressement de l’opérateur national sous statut de monopole. Ce serait une grave erreur de céder aux deux revendications syndicales suivantes, surtout après 9 jours de grève :
- employeur unique.
- quota d’embauche sous statut.
Tout cela pour occulter la nécessaire ouverture à la concurrence du transport voyageur en 2019 et perdre encore de la compétitivité et des parts de marché tout en endettant le France.
Il s’agit d’être présent sur la scène européenne, de créer les conditions d’une alliance avec des partenaires, et de ne pas nous satisfaire de dogmes qui auraient été établis par le commissaire Kallas [commissaire européen aux transports], qui, malgré tout le respect que je lui dois et les bonnes relations que j’entretiens avec lui, ne peut pas imposer un système d’organisation unique à l’ensemble des vingt-huit États membres.
Notre histoire, notre patrimoine, le respect des racines de l’organisation ferroviaire requièrent pour le moins une forme de subsidiarité dans la gouvernance du ferroviaire. La bataille du rail est désormais économique et se joue au niveau européen. Ce projet de loi est, je le dis et l’assume, une avancée contre un libéralisme débridé, contre les velléités de concurrence déchaînée. C’est une arme de protection, c’est un renforcement, c’est l’armature d’un édifice public sécurisé et prêt à affronter les défis de l’avenir.
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