Publié le dans Entreprise et management
Par Philippe Silberzahn.
Le dernier livre de Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible : Enquête sur une disparition s’intéresse à un phénomène important, la disparition du travail. Par cela, il entend la dérive selon laquelle les entreprises ne sont plus gérées qu’au travers d’abstractions comme les ratios et les tableaux d’indicateurs. Ce faisant, elles se coupent des sources de la création de valeur et s’épuisent dans une course sans fin.
En effet, la source de création de valeur réside dans le travail et celui-ci a trois dimensions: la dimension subjective (la réalisation de soi dans le travail), la dimension objective (ce qui est produit par le travail) et la dimension collective (aucun travailleur n’existe et ne crée seul). La tendance lourde a été de nier de plus en plus des dimensions subjectives et collectives, pour ne plus se concentrer que sur la dimension objective, que l’on essaie de mesurer de plus en plus objectivement. On ne voit plus dans le travail que les indicateurs qui y sont associés : quantité produite, temps passé, etc. et on ne gère plus le travail qu’au travers de ces indicateurs. En substance, on ne gère que par ce qui est mesurable, alors que précisément, le plus important est souvent non mesurable. Or les dimensions subjective et collectives, mal mesurables, sont fondamentales pour la création de valeur, et pour le fonctionnement du système dans son
ensemble : à moins de ne voir le travail que comme un mal nécessaire, permettant de se consacrer à d’autres tâches comme la peinture ou la pêche, celui-ci est l’une des sources principales de la réalisation de soi, ce qui peut donner un sens à toute une vie, si modeste le travail en question puisse paraître. Selon Pierre-Yves Gomez, ce n’est qu’en retrouvant pleinement les dimensions subjectives et collectives que les entreprises pourront repartir de l’avant.
Mais alors d’où vient cette focalisation sur la dimension objective du travail ? Selon Pierre-Yves Gomez, elle résulte de la financiarisation du système, dans lequel les entreprises vont de plus en plus chercher leur financement auprès d’institutions n’ayant aucun intérêt à la nature de leur activité, mais seulement dans leur capacité à produire du rendement. Cela parce que ces institutions financières sont elles-mêmes financées par des travailleurs qui y placent leurs économies dans l’attente d’un rendement sans risque. Tout cela produit finalement une société de rente, au rendement décroissant. Cette société de rente alimente une oligarchie politico-financière qui se replie sur elle-même et exploite les producteurs de richesse. Le plus étonnant est que les travailleurs, qui sont les premières victimes de cette course au rendement, sont également, via leurs investissements, les premiers bénéficiaires de ces rendements. D’où le cercle vicieux. Les inquiétudes pour l’avenir dues au chômage incitent à économiser plus, et à exiger plus de rendement de ces placements.
Si l’analyse de l’ouvrage est intéressante, elle ne semble cependant pas remonter aux sources. Trois points permettent d’en illustrer les limites.
Premièrement, la question de l’innovation : j’enseigne que l’obsession de la mesure empêche l’innovation, car celle-ci est nécessairement non mesurable et commence souvent par un « gaspillage ». Plus les entreprises sont gérées « scientifiquement », moins elles sont capables d’innover (les cadres passent de 30 à 45% de leur temps à rendre compte de leur travail). Or Pierre-Yves Gomez écrit que le système actuel, en exigeant toujours plus de rentabilité mesurable, force à une fuite en avant d’innovation, et d’obsolescence forcée. Paradoxe ?
Deuxièmement, sur l’origine de la financiarisation. Celle-ci a à mon sens deux origines. La première, très bien expliquée dans l’ouvrage, résulte d’une évolution dans le financement des entreprises, qui en se démocratisant amène des investisseurs rentiers. C’est un point fondamental. La seconde, que l’auteur n’aborde pas, mais qui pour moi est la vraie cause, est ce besoin de mesurer. D’où vient-il ? À mon sens il résulte de l’adoption d’un paradigme positiviste dans les sciences humaines. Si l’on mesure, c’est aussi parce que la pensée managériale, polluée par le positivisme (naïf, comme chacun le sait) des penseurs du management a contaminé les managers qui l’ont trouvé bien pratique. Les coupables sont donc au moins autant Platon, Descartes et Auguste Comte et leur orgueil scientiste, que les fonds de pension qui au fond, appliquent leur pensée sans le savoir. La combinaison de la démocratisation et de cet orgueil scientiste est létale, dans l’économie comme ailleurs.
Troisièmement, sur la société libérale. C’est la grande ambiguïté de l’ouvrage. Le libéralisme en est un peu le fantôme, on y revient toujours comme point d’ancrage sans jamais le définir ni se positionner par rapport à lui. Cette obsession destructrice de la mesure est-elle inhérente au système libéral ? Rien n’est moins sûr. Car si la vraie cause de la disparition du travail est le positivisme naïf, alors cette cause est antérieure (au sens logique du terme) à la question du modèle économique et social dominant. J’en veux pour preuve que l’URSS, comme cela est fort justement observé dans le livre, a elle aussi été victime du même syndrome scientiste. Le positivisme naïf a miné l’URSS, comme il mine désormais les sociétés libérales. De manière intéressante, j’observe dans mon livre à venir sur la CIA que cette organisation a été victime du même syndrome (n’observer que ce qui est mesurable), et là encore il ne s’agit pas d’une organisation à but lucratif. Les solutions que Pierre-Yves Gomez esquisse vers la fin du livre vont d’ailleurs dans le sens d’une remise en question épistémologique qui me semble être la seule approche.
Cette question de fond du libéralisme est d’autant plus importante que ce qui est a priori intéressant dans l’innovation, outre sa capacité à améliorer le lot commun, est précisément sa capacité à remettre en question la rente et à miner l’oligarchie actuelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’oligarchie rentière est la cible principale des attaques des auteurs libéraux (voir par exemple la distinction que font Ayn Rand ou Frédéric Bastiat entre capitalisme entrepreneurial et capitalisme de copinage). L’existence d’une oligarchie est donc une dérive du système libéral, mais elle n’en est pas une propriété intrinsèque car d’autres systèmes dérivent également vers l’oligarchie (là encore l’URSS ou la Chine actuelle sont des exemples typiques). D’où la nécessité de comprendre comment cette dérive survient dans un système libéral. J’arguerais qu’elle le fait lorsque le politique l’emporte sur l’économique, et en particulier en situation de crise, qui affaiblit l’économique et renforce le politique. L’oligarchie se développe également aussi parce qu’il est plus facile de renforcer l’oligarchie (gains immédiats pour certains, pertes diffuses pour tous) que de l’affaiblir (pertes immédiates pour certains, gains diffus pour tous).
Il y a là matière à prolonger les pistes ouvertes par l’ouvrage de Pierre-Yves Gomez qu’au final on lira avec intérêt et qui éclaire sur une évolution profonde et inquiétante de notre société.
— Pierre-Yves Gomez, Le travail invisible : Enquête sur une disparition, François Bourin Éditeur, 2013, 253 p.
Pour en savoir plus sur Le travail invisible.
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