Publié le dans Économie générale
Par Guy Sorman.
Bien que le vocabulaire soit identique – on parle de croissance, de chômage – selon que les commentateurs occupent une position de pouvoir ou exercent une fonction de recherche, ils ne parlent pas la même langue. Ces commentateurs au pouvoir font penser à un personnage célèbre du théâtre français, Chantecler, un coq imaginé par Edmond Rostand qui chante au lever du soleil: le coq en conclut qu’il fait lever le soleil jusqu’au matin où s’éveillant trop tard, il constate que le soleil s’est levé sans l’attendre. Chantecler se suicide, conclusion extrême que ne pratiquent pas nos pronostiqueurs publics.
Rappelons quelques discordances essentielles entre parole économique et science économique. L’histoire nous enseigne que le développement coïncide avec la naissance de l’économie de marché et des échanges internationaux. Dans les milieux de la recherche, les débats les plus vifs entre libéraux et étatistes ne nient pas ces fondements historiques. Les pays les plus pauvres, après avoir tenté
maints raccourcis, se sont rendus à cette évidence depuis les années 1980 et tous ou presque se sont ralliés à ce que l’on devrait appeler « l’économie normale ». Ces faits avérés ne convainquent pas pour autant les porte-parole d’une économie anormale : il se trouve encore en Europe et Amérique latine (en Argentine évidemment) des avocats de la nationalisation et de l’autarcie : sans doute sont-ils en quête de pouvoir personnel, plus que du bien-être pour tous. Pourquoi ce désir de pouvoir se drape-t-il dans le vocabulaire de l’économie ? Les idéologies n’exerçant plus aucune attraction sur les masses, l’économie est devenue l’ultime refuge de l’ignorance involontaire et de la mauvaise foi délibérée.
Si nous entrons dans les rouages de la science économique, la distorsion entre ce que l’on sait et ce que l’on dit est plus béante encore. Un taux de croissance, par exemple, est entièrement dû aux gains de productivité, lui-même indexé sur l’innovation technique. Celle-ci ne peut pas être décrétée : elle provient de l’accumulation des connaissances, de l’excellence des lieux de recherche et des brevets qui en donnent la mesure. Au cours de l’histoire longue, sur un siècle, ou deux, ces gains de productivité produisent un « trend » de croissance de l’ordre de 2% par an et par personne. Le taux est plus rapide lorsqu’un pays émergent emprunte aux économies avancées des innovations déjà éprouvées. Ce taux ne paraît plus rapide, par illusion statistique, qu’après avoir ajouté à la croissance réelle, l’augmentation de la population et l’augmentation des prix. Il n’empêche, contre la réalité et le sens commun, que des acteurs publics promettent des taux de croissance faramineux à la manière dont Chantecler croyait éveiller le soleil.
Poursuivons notre survol des distorsions: s’il est un constat qui réunit tous les économistes, c’est l’efficacité des échanges internationaux. Ce qui ne réduit pas au silence les porte-parole du protectionnisme. Sous couvert d’un vocabulaire pseudo économique, les charlatans exploitent des peurs xénophobes ou séduisent des clientèles exposées à la concurrence, au détriment de la nation dans son ensemble. Il est vrai que les économistes tendent à raisonner globalement et les politiciens à se constituer des clientèles segmentées: comme l’écrivait Frédéric Bastiat en 1848, « Il se trouvera toujours des marchands de chandelles pour se plaindre de la concurrence du soleil ».
Une autre distorsion entre le commentaire et la connaissance gravite autour de la stabilité monétaire. Pour certains démagogues, l’euro est trop fort et pour d’autres il est trop faible : mais cette controverse est politique, elle n’est pas économique. Une monnaie a la valeur que lui assigne le marché : elle paraîtra trop forte si l’on vend et trop faible si on achète. Les partisans de l’euro faible « oublient » que l’euro fort réduit le coût de nos achats d’énergie ce qui améliore, en Europe, les coûts de production. À défaut de consensus entre économistes et commentateurs sur monnaie forte et monnaie faible, réjouissons-nous d’une convergence récente, sur le caractère nocif de l’inflation. Jusque dans les années 1980, l’inflation était promue, par des politiciens et des commentateurs : la hausse des prix dopée par la création de monnaie, était vantée comme une source énergétique illimitée au bénéfice de la croissance. Mais ce ne furent pas les économistes scientifiques qui l’emportèrent contre l’illusion monétaire: les peuples eux-mêmes, en particulier les plus pauvres, contraignirent les gouvernements à renoncer à leur addiction monétaire et à stabiliser les prix.
Une distorsion encore, sur le marché de l’emploi : plus il est protégé, par la difficulté de licencier, plus le chômage des jeunes augmente. Peu d’entreprises prennent le risque de recruter des jeunes sans expérience s’il est impossible de s’en séparer. Il n’empêche que dans tout l’Occident, peu de commentateurs publics admettent cette vérité expérimentale.
La connaissance permet-elle de trancher le débat ravivé par la crise de 2008, entre partisans de la dépense publique pour « relancer » l’activité, contre libéraux, partisans d’un retour spontané à un nouvel équilibre ? On aimerait que les interventionnistes aient raison, puisque leur thèse conférerait à nos dirigeants le pouvoir magique d’interrompre les crises. La théorie ne permet pas de trancher, mais l’histoire, si: aucune dépense publique n’a jamais relancé l’activité de manière durable. Ce « keynésianisme » est une métaphore: ce qui n’empêchera jamais les coqs de chanter.
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