Le salon de l'agriculture ouvre ce samedi, porte de Versailles. L'occasion de porter un regard sur le secteur agricole, en grande difficulté malgré les aides qu'il reçoit. Si la souveraineté alimentaire de la France ou la concurrence internationale justifient une intervention de l’Etat, pourquoi le système actuel n'empêche-t-il pas la précarité, les productions à perte ou les surplus ?
Dans le pré
En 2013, la viande bovine s’est retrouvée dans la tourmente après le « horsegate ». Crédit Reuters
Atlantico : En octobre 2013, 3,61 milliards d’euros ont été versés aux agriculteurs par anticipation aux aides de la PAC. A la vue de ces constatations, les agriculteurs ne se porteraient-ils pas mieux sans les aides de l'État et de l'Union européenne ?
Antoine Jeandey : D’abord, je préfère le terme "d’aides compensatrices" à celui de "subventions". Les agriculteurs ne vivent pas de subventions, ils ne sont pas des intermittents du spectacle. Les aides viennent soit en compensation d’efforts particuliers
demandés aux agriculteurs, soit pour soutenir une politique précise (à l’export notamment, et dans ce cas ce sont davantage les grandes entreprises agroalimentaires qui sont bénéficiaires), soit pour les aider à surmonter un handicap (pour l’agriculture de montagne par exemple). Concernant les versements par anticipation, ce n’est qu’une petite (dans le temps) avance de trésorerie, et accordée uniquement quand cela se justifie par un contexte particulièrement difficile : crises ou, comme ce fut en l’occurrence le cas en 2013, dégâts dus à la météo (nombreuses inondations…).
Les aides sont principalement européennes. Celles émanant de l’Etat doivent répondre aux règles européennes, notamment sur la concurrence (il n’est plus possible d’aider une filière en crise, à moins de l’avoir préalablement négocié avec les instances européennes). De fait, ces aides d’Etat concernent surtout l’installation des jeunes agriculteurs et la formation.
Certaines filières peuvent s’en sortir sans aides. Je pense aux céréaliers. Mais à une condition : que les prix internationaux des céréales se maintiennent (et même remontent un peu par rapport à aujourd’hui) : car le risque, en enlevant les aides, est de rendre les céréaliers totalement tributaires des marchés, avec tous les dangers que cela représente. Donc, théoriquement, on pourrait, mais à condition de prévoir un système compensatoire d’interventions dans le cas d’une faillite des marchés. Aujourd’hui, un tel système n’est pas en place, c'est donc aux producteurs de savoir gérer les bonnes années en prévision de plus mauvaises. Pour mémoire, avant les dernières bonnes années, il y avait eu 2009, année catastrophique…
Quand le revenu est bon, les agriculteurs investissent. Dans du matériel, des bâtiments. Ils font vivre l’économie, les tractoristes, créent toute une économie et des emplois largement au-delà de leurs fermes. Aujourd’hui, les aides participent à cette marge qui les autorise à agir de la sorte. En comparaison, dans certains pays de l’Est, on garde un tracteur "jusqu’au bout" en le rafistolant, donc derrière ce qui semble être des économies, il y a aussi moins de rendements, et moins d’économie induite. Un exemple concret : le tractoriste Kubota a récemment imité son compatriote de l’automobile Toyota en s’installant dans le nord de la France, et en créant au passage 140 emplois sur notre territoire.
Jean-Marc Boussard : Il est peu vraisemblable que les agriculteurs se portent mieux sans les aides de l’État et de l'UE. Il est clair que ces aides contribuent à permettre aux agriculteurs de continuer à produire. Sans elles, dans les circonstances actuelles, nombre d’entre eux disparaîtraient, ce qui diminuerait la production, et ferait monter les prix à des niveaux très élevés, pour le plus grand malheur des consommateurs, en particulier les plus pauvres.
Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il serait sans doute possible de supprimer ces "aides directes" à condition de revenir à des politiques de prix administrés, comme ce fut le cas des années 30 aux années 90 du siècle dernier. A cette époque, le fait pour les agriculteurs d’être pratiquement certains au moment des semis des prix qu’ils obtiendraient à la récolte, les avait encouragés à accroître massivement leur production. Et grâce à cela, il avait été possible sur le long terme de faire progressivement diminuer les prix agricoles, dont beaucoup avaient été divisés par 4 en valeur réelle de 1945 à 1995. Depuis cette époque, les prix libres fixés par le marché sont extrêmement fluctuants, mais ne cessent d’augmenter en tendance, cependant que le contribuable doit financer des "aides directes" pour des montants à la fois énormes et insuffisants. Je ne vois pas où est le progrès...
Comment est-il possible que, malgré ces aides, certains agriculteurs connaissent d'énormes difficultés ? Comment expliquer, par exemple, que certains soient obligés de vendre à perte leurs produits ?
Antoine Jeandey : Les filières animales ont souvent connu des crises ces dernières années. Encore en 2013, la viande bovine s’est retrouvée dans la tourmente après le « horsegate ». Même si c’était moins grave qu’une crise sanitaire (comme celle de la vache folle), ce n’est pas sans incidence. Il existe aussi un aspect méconnu, dû à l’application française bureaucratique de règles européennes à la base plus simples : les fameuses mises aux normes environnementales. Quand un agriculteur commence un bâtiment d’élevage et qu’au milieu de la construction on lui change les règles du jeu, il ne peut pas rebondir en ré-empruntant. Des cas de ce type ont été plus nombreux qu’on ne pense ces dernières années. La vente à perte est en principe interdite et se pratique de moins en moins. D’une manière générale, même si des problèmes réapparaissent régulièrement, la situation s’est relativement aplanie entre les agriculteurs et les grandes surfaces. Le fait que ces dernières ne puissent bénéficier de la loi Galland et des marges arrière a assaini le système.
Jean-Marc Boussard : Aucun agriculteur, aujourd’hui, ne sait, à 50 ou 100% près, à quel prix la production dans laquelle il s’engage pourra être vendue : j’ai vu des agriculteurs labourer des champs sans les récolter, parce que le coût de la récolte aurait été supérieur au prix en vigueur... Évidemment, ces agriculteurs là s’attendaient à un prix plus élevé, sans quoi, ils n’auraient pas planté !
Et, évidemment, dans une telle situation, il faut être un peu fou pour produire quand même – ce qui réduit la production globale, fait monter les prix à des niveaux records (pour le plus grand bonheur des fous qui touchent quand même les aides directes) et encourage d’autres fous à s’engager dans des productions qui, au final, ne seront plus du tout rentables, parce que, naturellement, cela fera baisser à nouveau les prix...
Quel est la responsabilité de l'État français dans la situation du secteur agricole ? Ne faudrait-il pas mieux laisser les marchés libres et s'autogérer ?
Antoine Jeandey : D’abord, ce n’est pas à l’Etat français d’en décider mais à l’Europe.L’agriculture est la première des politiques communes à l’ensemble des pays européens. Ensuite, libérer le marché agricole européen, ce serait être très naïf par rapports aux pratiques d’autres pays. Jusqu’à présent l’agriculture américaine était drastiquement aidée. Pour la concurrencer, il faut l’être aussi. Sinon, on est soumis aux lois du marché dictées par d’autres. Enfin, le système européen est tel qu’il réclame des règles, des normes, à ses agriculteurs. L’objectif, c’est l’autosuffisance en produits de qualité répondant aux attentes sociétales de notre continent. Si on libère le marché, si on ouvre les frontières, les produits européens seront concurrencés par d’autres, moins chers, mais ne répondant pas à ces normes, ou avec des règles sociales discutables selon nos critères (très bas salaires, et même jusqu’au travail des enfants dans certains cas).
Quant à mettre un système libéral à l’intérieur des frontières européennes, ce ne serait envisageable que lorsque les différentes distorsions de concurrence internes auront disparu (coût du travail par rapport à l’Allemagne, règle sur les phytosanitaires par rapport à l’Espagne…).
Quant à mettre un système libéral à l’intérieur des frontières européennes, ce ne serait envisageable que lorsque les différentes distorsions de concurrence internes auront disparu (coût du travail par rapport à l’Allemagne, règle sur les phytosanitaires par rapport à l’Espagne…).
Jean-Marc Boussard : Pour les denrées de base, les marchés sont dévastateurs, parce que, cas de pénurie même faible, les prix montent à des niveaux extravagants, cependant qu’ils peuvent devenir presque nuls en cas de légère surproduction.... Et cela change à chaque instant, alors que la production agricole, dans le meilleur des cas, exige au moins un an entre la décision de planter et la récolte... Le message ainsi transmis aux producteurs par le marché est indéchiffrable... c’est une situation bien connue des économistes qui parlent alors de "défaillance du marché".
Le secteur agricole, du fait des enjeux de souveraineté qu'il représente notamment, a-t-il nécessairement besoin d'être régulé ? Si oui, ne faut-il pas modifier les règles d'attribution de la PAC et des autres aides dans les mesures où certaines d'entre elles, in fine, favorisent les grands groupes ?
Antoine Jeandey : Si on ne veut pas d’un système trop libéral, il faut à l’inverse des régulations. Ces régulations sont en train d’évoluer : fin des quotas laitiers en 2015, fin des quotas sucriers (betteraviers) en 2016/2017, voire plus tôt (une décision doit intervenir ce 27 février sur ce cas). Qu’a-t-on à la place ? Une incitation à produire plus, donc à exporter si on ne veut pas couler les cours en Europe. Certains semblent prêts pour cela, notamment dans leurs politiques laitières. La Chine, qui a connu des scandales alimentaires récents sur ce secteur, recherche particulièrement du lait de qualité et constitue un marché à l’export alléchant. Pour le sucre, c’est moins évident. Car ailleurs dans le monde, la canne concurrence notre betterave, et la demande paraît moins certaine.
Changer les règles de la Pac, c’est un débat compliqué. Oui, bien sûr, il est toujours possible de mieux faire. Mais attention, tout s’enchevêtre, comme dans un jeu de mikado.
Changer les règles de la Pac, c’est un débat compliqué. Oui, bien sûr, il est toujours possible de mieux faire. Mais attention, tout s’enchevêtre, comme dans un jeu de mikado.
Jean-Marc Boussard : A l’évidence, il faut "réguler" les marchés agricoles, et ne pas les abandonner à eux-mêmes. La question est de savoir comment... On pourrait en effet, laisser faire les grands groupes, car ils en ont les moyens. Ils pourraient éviter la concurrence sauvage, qui est la source de tout le problème. En s’entendant, il leur serait facile de garantir des prix convenables de façon durable... Évidemment, dans ce cas, ils prendraient des bénéfices, et ceux-ci pourraient bien être énormes, car les consommateurs seraient alors sans pouvoir. Il est probablement plus avantageux pour ces derniers de faire faire cela par des organismes publics, comme c’était le cas après la seconde guerre mondiale. Les administrations de cette époque n’ont pas toujours démérité, contrairement à la légende... Mais il est clair qu’une telle idée n’est pas "dans le vent" pour le moment...
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