- Par Alexandre Devecchio
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Phillipe Eliakim est rédacteur en chef adjoint de Capital, où il pilote depuis des années les dossiers d'investigation. Il est l'auteur d'Absurdité à la française, enquête sur ces normes qui nous tyrannisent chez Robert Laffont.
Le jeudi 28 mars 2013, François Hollande a dit «les normes ça suffit!». Interdiction des feux de cheminée, limitation de vitesse, législation sur les cigarettes électroniques, un an après «le choc de simplification» s'est-il transformé en «choc de
complication»?
Disons que pour le moment rien n'a changé. Il y a des proclamations politiques, des promesses, des engagements, oui. Mais rien de concrêt n'en est sorti pour le moment. La machine à fabriquer des normes continue inlassablement de produire de nouveaux textes et de prononcer de nouvelles interdictions, sur les pigments de tatouage, le gaz de climatisation des Mercédes ou les feux de cheminée. Ce n'est d'ailleurs pas surprenant, car l'hystérie règlementaire est inscrite dans les gênes de notre administration. On ne va pas l'en extirper en quelques semaines!
Dans votre dernier livre vous dénoncez la tyrannie des normes. Pouvez-vous nous donner quelques exemples de normes particulièrement absurdes?
Il y en a des centaines, toutes plus incroyables les unes que les autres. Savez vous par exemple qu'il est interdit de distribuer les restes de petits fours servis dans les réceptions officielles: pour éviter tout risque sanitaire, ils doivent désormais être arrosés de détergent et jetés à la poubelle! Savez vous que les vestiaires des stades de football et de rugby doivent être accessibles aux personnes en fauteuil roulant? Que l'Etat exige la pose de rambarde de protection sur les toits où personne n'a accès, et ceintures de sécurité dans les pirogues qui mènent les enfants à l'école en Guyanne? La mairie de Paris, elle, dresse des amendes aux citoyens qui ont le front de jeter leurs sac poubelles dans le bac de l'immeuble voisin. C'est strictement interdit. Près d'une centaine de contrôleurs payés par l'argent du contribuable sont chargés de faire appliquer cette règle idiote.
Au XVIe siècle Montaigne écrivait déjà, «il y a autant de lois en France que dans le monde entier.» Est-ce toujours le cas aujourd'hui?
C'est fort possible. Un ministre me faisait remarquer il y a quelques jours que le nombre de lois votées chaque année reste à peu près stable - et donc que la situation ne s'aggrave pas. Il a simplement oublié de préciser que les lois d'aujourd'hui sont bien plus longues qu'il y a vingt ans, et que les décrets d'application auxquelles elles
donnent lieu, sont de plus en plus nombreux et complexes. Certaines circulaires, comme celle relative à la nouvelle règlementation thermique pour les constructions d'immeubles, font plus de mille pages!
Qu'en est-il des fameuses normes européennes?
Les fonctionnaires de Bruxelles sont de gros producteurs de normes, tout le monde le sait. Mais en comparaison de leurs collègues français, ce sont des enfants. Comme leurs directives paraissent souvent trop molles vu de Paris, nous avons en effet pris l'habitude de les durcir avant de les mettre en application dans l'Hexagone. Les technocrates européens appellent cela le “gold plating” le placage en or de leurs normes. Le résultat, c'est que nos industriels doivent se plier à des consignes de sécurité ou environnementales bien plus drastiques que leurs concurrents allemands, italiens ou suédois. Et qu'ils y perdent de précieux points de productivité.
Comment expliquez-vous la propension de l'administration à inventer toujours de nouvelles lois?
Dans les pays anglo saxons, les pouvoirs publics font traditionnellement confiance aux citoyens: ils les laissent règler beaucoup de choses par le biais de la concertation et du contrat. Est-ce par que nous sommes des Gaulois, culturellement rebelles, et irrespectueux des règlements? En tout cas chez nous, l'administration ne laisse aucune marge de manoeuvre aux individus: elle considère que c'est à elle de tout régler, jusque dans les
moindre détails de notre vie quotidienne ou de celle de l'entreprise. Nous sommes d'ailleurs tous complices de cela, car de notre côté, nous adorons que l'Etat s'occupe de tout. Inondations, chute de neige tardive, épidémie de grippe, canicule estivale… Dès que quelque chose ne tourne pas rond, c'est vers lui que nous nous tournons pour demander des comptes. Pas étonnant que les ministres ouvrent le parapluie en édictant des règles de sécurité très dures!
L'avalanche de textes et de règlement tient aussi au fait que notre pays compte beaucoup plus de fonctionnaires que tous ses voisins. Il faut bien que tous ces gens s'occupent…
Le diagnostic d'un excès de normes est partagé par beaucoup de politiques. Ces derniers sont-ils les otages des technocrates?
En partie, oui. Dans les ministères, ce sont souvent les fonctionnaires qui sont à l'origine des textes, qui les négocient et qui rédigent. Les ministres, eux, n'ont pas le temps d'entrer dans tous les détails: en général, ils se contentent de signer les yeux fermés - quand ils ne laissent pas carrément une machine le faire à leur place. Mais in fine, ce sont quand même bien eux les vrais responsables de la normomania à la française, puisqu'ils détiennent le pouvoir.
Quels sont les conséquences économiques de la multiplication des normes?
Désastreuses. Les normes coûtent des milliards aux contribuables, qui doivent payer le réaménagement incessant de l'espace public pour tenir compte des nouvelles règles - la simple mise en accessibilité de tous les établissements recevant du public va revenir au minimum à 22 milliards d'euros, à la charge des collectivité locales et de l'Etat! Elles coûtent aussi des milliards aux particuliers, sommés de mettre leurs ascenseurs et leurs fosses septiques en conformité, ou de financer une liste longue comme ça de diagnostics lorsqu'ils vendent leur logement. Mais le plus grave, c'est que tous ces règlements nuisent gravement à la compétitivité de nos entreprises. Et qu'elles finissent par nous coûter des dizaines de milliers d'emplois. Rien que dans l'hôtellerie, on estiment qu'elles pourraient conduire à la fermeture de plusieurs milliers d'établissements dans les années à venir. Et des centaines de stations services, pas assez riches pour investir dans des cuves “double paroi” et des systèmes de récupération écologique, vont sans doute devoir en faire autant.
Peut-encore simplifier le système ou sommes-nous condamné à vivre sous «la tyrannie des normes»?
Lors de sa conférence de presse sur le pacte de responsabilité, François Hollande a promis qu'il allait simplifier les procédures, et mettre enfin un terme à la production illimitée de nouvelles contraintes. Mais rien de concret n'a encore été décidé. Et vue l'ardeur avec laquelle ses ministres et ses hauts fonctionnaires se sont saisis du dossier, il y a toute chance que cela reste un vœu pieux.
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