Ou comment l’histoire s’arrête à Edith Piaf
Hier, le Conseil d’État vient de suspendre le décret du 31 décembre dernier ajoutant les magasins de bricolage à la liste des déjà 154 catégories d’établissements autorisés à ouvrir le dimanche. Encore un ratage, et merci pour les établissements concernés qui doivent retourner à la case départ cinq semaines après avoir cru à un assouplissement. Derrière ce pataquès, un code du travail talmudique, des syndicats assoiffés, des juges capables d’un juridisme tellement tordu qu’on n’y croit pas, et un gouvernement bien intentionné mais trop hésitant. Résultat, une histoire de fous.
Ce sont les syndicats qui ont attaqué le décret du 31 décembre 2013, au motif qu’il y avait urgence à ne pas créer une situation irréparablement dommageable pour les salariés, et en argumentant sur la base du doute sérieux portant sur la légalité du décret. Déroulons donc le fil de la légalité.
Tout en haut, le principe du repos hebdomadaire a valeur constitutionnelle. Mais pas celui du repos dominical. Pas de
discussion ici, le principe n’est pas en cause puisqu’il n’est pas question de priver les salariés d’un repos hebdomadaire, mais seulement de prévoir la variabilité du jour de repos.
Ensuite, la loi, qui prévoit entre autres des dérogations permanentes au travail le dimanche. L’article 3132-12 dispose que « Certains établissements, dont le fonctionnement ou l’ouverture est rendue nécessaire…par les besoins du public, peuvent de droit déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. Un décret en Conseil d’Etat détermine les catégories d’établissements intéressées. »
L’article R 3132-5 (décret du 7 mars 2008) a établi la liste des catégories d’établissements autorisés à donner un repos hebdomadaire par roulement. Il y en a pas moins de 154, et parmi elles figurent l’ameublement (commerce de détail), les débits de tabac, la distribution de carburants et lubrifiants pour automobiles, ou encore le commerce des fleurs naturelles. A la suite des polémiques nées récemment autour de l’ouverture de certains magasins, le gouvernement a mis en place une concertation, demandé un rapport à Paul Bailly en prévision d’une évolution législative globale, et en attendant ajouté à la liste du décret de 2008 une 155ème catégorie constituée par les magasins de bricolage. Cet ajout est déclaré provisoire, jusqu’au 1er juillet 2015, « dans l’attente du vote d’un nouveau cadre législatif en matière d’exceptions au repos dominical dans les commerces ».
Et voici que certains syndicats, spécialisés dans la lutte (rémunératrice, vu les dommages-intérêts très substantiels que différentes juridictions leur ont déjà accordés) contre le travail le dimanche, a introduit une demande au fond auprès du Conseil d’État pour faire annuler le décret, action doublée d’une demande de « référé-suspension », qui permet au Conseil d’État d’ordonner la suspension du décret pour autant qu’il y ait urgence et qu’il existe un « doute sérieux sur la légalité du décret ». La première demande au fond est toujours pendante, et la seconde a donné lieu à la décision rendue hier.
Signalons aussi qu’entre temps, un accord entre partenaires sociaux est précisément intervenu le 23 janvier dernier sur le travail le dimanche dans le secteur du bricolage, comprenant notamment des contreparties pour les salariés.
La décision de référé se fonde essentiellement et en substance sur le fait que la motivation du décret, à savoir l’appréciation des « besoins du public » est douteuse car de tels besoins sont par nature pérennes, et que cette pérennité n’est pas cohérente avec le caractère borné dans le temps de la dérogation…
« Considérant, en premier lieu, qu’aux termes de l’article L. 3132-12 du code du travail : « Certains établissements, dont le fonctionnement ou l’ouverture est rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l’activité ou les besoins du public, peuvent de droit déroger à la règle du repos dominical en attribuant le repos hebdomadaire par roulement. Un décret en Conseil d’Etat détermine les catégories d’établissements intéressées. » ; qu’il résulte de ces dispositions que l’existence d’un besoin du public et la nécessité d’y satisfaire peuvent légalement justifier une dérogation au principe du repos dominical ; que, revêtant un caractère permanent, cette dérogation est subordonnée à l’existence d’un besoin, en principe pérenne, du public qu’elle vise à satisfaire tant qu’un changement dans les circonstances de droit ou de fait ne le remet pas en cause ; que le décret litigieux a limité au 1er juillet 2015 les effets de la dérogation qu’il institue, sans que le pouvoir réglementaire invoque la perspective de la disparition à cette date d’une telle nécessité ; qu’il résulte de l’instruction que tant le principe de la dérogation litigieuse que sa borne dans le temps sont justifiés par le souci d’apaiser la situation relative aux établissements de bricolage dans la région Île-de-France marquée par de nombreux conflits sociaux et litiges dans l’attente de l’intervention d’un nouveau régime législatif encadrant le travail dominical ; qu’un tel motif ne figure pas au nombre de ceux prévus par la loi ; que, dans ces conditions, le moyen tiré de ce que le décret contesté méconnaît l’article L. 3132-12 du code du travail est propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à sa légalité ».
Mais comment a-t-on pu en arriver là ?
D’abord, pourquoi l’acharnement montré par les syndicats, alors que les salariés, comme on l’a vu depuis ces derniers mois, sont volontaires et qu’ils expriment en majorité leur colère contre les interdictions de travail le dimanche, travail qui leur rapporte de très substantielles contreparties ? Rappelons en outre qu’il s’agit d’un travail effectué « par roulement » et donc nullement chaque dimanche.
Ensuite, le juridisme invraisemblable du Conseil d’État, alors que :
- La dérogation en faveur des magasins de bricolage n’est que la 155ème d’une liste dont la légalité n’a jamais été mise en cause, et que, sauf à arrêter l’histoire au temps d’Edith Piaf, le bricolage est une activité dominicale au moins aussi digne d’intérêt que la visite à maman avec des roses blanches fraîchement achetées,… ou encore la promenade au débit de tabac ; difficile de comprendre pourquoi tout d’un coup la dérogation portant sur les magasins de bricolage serait la seule à tomber sous les coups de l’excès de pouvoir ;
- Les « besoins du public » sont encore attestés par les sondages, favorables à 80% à l’ouverture des magasins de bricolage ;
- l’attitude favorable des salariés ;
- l’absence évidente d’urgence à décider ;
- le fait que le décret suspendu ait été, comme le veut la loi, pris en Conseil d’État, c’est-à-dire sur son avis préalable [1], et qu’il est quand même surprenant, pour ne pas dire plus, de voir la section du contentieux déclarer qu’il y a urgence à suspendre un décret comme d’emblée « douteux », sans même attendre une décision au fond, lequel décret a été pris sur l’avis favorable de la section sociale du même Conseil d’État ! – Sauf à supposer que le gouvernement ait pris son décret contre l’avis de la section sociale. On aimerait bien savoir ;
- la faiblesse extrême de l’argument du juge administratif tirant du caractère provisoire de la dérogation l’inexistence d’un besoin du public, alors que caractère est amplement justifié par l’annonce de la prochaine refonte législative, qui devrait concerner toutes les situations issues du décret de 2008. Autrement dit, le décret est un outil provisoire pour régler dans l’urgence un besoin qui est quant à lui pérenne. Évident, finalement trop évident pour que l’on puisse croire à la sincérité, ou tout au moins à la suffisance de l’argument mis en avant par le juge.
Et maintenant ?
Le gouvernement a immédiatement réagi en annonçant un nouveau décret qui ne prêtera pas le flanc à la critique que nous venons d’évoquer, c’est-à-dire qui ne limitera pas dans le temps la dérogation. Un peu trop simple, tant on peut penser que l’opposition du Conseil d’État ne se borne pas à cet argument de pure forme. Mais de quoi s’agit-il alors ? De toute façon, le nouveau décret devra lui aussi être soumis comme le précédent à l’avis de la section sociale du Conseil d’État. Quel va être cet avis ? N’est-il pas douteux que cette rectification de pure forme suffise à régler la question ? Et si l’avis est défavorable, voit-on le gouvernement passer outre ?
On n’en a probablement pas fini. En attendant, ce sont les entreprises et leurs salariés qui, ballottés en tous sens, finissent par attraper la nausée à voir syndicats, gouvernement et juges se renvoyer la balle. Ce n’est pas digne, c’est dommageable et le législateur doit vite trancher, sans attendre 2015.
[1] Non communiqué car non communicable en l’état actuel de la législation de 1978 sur l’accès aux documents administratifs et aux données publiques. Pas plus que les conclusions des rapporteurs publics lors de chaque procédure.
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